Sylvaner en Corbières.


J'aime le vin, je l'aime d'amour, mais qu'il est dur parfois de retrouver sur la table du petit-déjeuner les cadavres de la soirée de la veille. En plus, là, j'ai oublié ma théière, ma tasse et mon sencha. Pourtant, dans cette misère matinale en Corbières, un nom (et ce n'est pas que pour la rime) attire mon regard: sylvaner. Ce blanc, ce fut à mon sens (et pas qu'au mien), le vin de la fête, même si le tavel de L'Anglore, comme souvent, et l'Italien de passage… Mais aussi et surtout, alors que je m'en vais faire des kilomètres à la recherche d'un hypothétique complément au repas dominical, il symbolise une denrée rarissime dans ces montagnettes audoises: l'amour du vin.


Car, malgré son omniprésence, ici, en Corbières, la vigne est le parent pauvre. On y a toujours mis les cancres, ceux dont le niveau était insuffisant pour devenir facteur, guichetier, fonctionnaire. Par défaut, comme une punition, on en faisait des viticulteurs, ces pions du kolkhoze, étrangers à "l'art magique", forcément mystérieux et inaccessible (leur expliquait-on), de vinifier. Pour donner l'ambiance, les parcelles, on les a appelées "les galères".


Le travail de la vigne, dans la majeure partie des cas, il faut "s'en débarrasser", en terminer au plus vite, par tous les moyens, vite porter les tonnes de raisins à la coopé. Saint Roundup priez pour nous. Alors, sur ce qui pourrait être de grands terroirs de calcaire, de grès ou éventuellement de schistes, vous trouvez des ceps et des sols martyrisés à l'image de ces villages au mieux abandonnés, au pire rongés par les fenêtres en pur plastique de Bricodépôt, cernés de pavillons mortifères*.
En finir, vendanger, et partir à la chasse, c'est l'ambition du viticulteur moyen. Souvent, malgré les miracles œnologiques, les vins sont assortis à cet état d'esprit**.


Quand je repense à ce sylvaner frétillant, ciselé, sexy et pointu comme des stilettos d'Ernest, je revois les vignes autour du clocher de Niedermorschwihr. Le caveau Morakopf et ses délicieux fleischnacka (roulés de viande), les façades pimpantes, les géraniums aux fenêtres, l'envie de recevoir. Je ne sais pas si l'Alsace a inventé l'œnotourisme, toujours est-il qu'elle le pratiquait avec brio bien avant qu'on n'invente ce mot vaguement rébarbatif, technocratique.
Tiens, rien que cette idée de la winstub: quand je pense à tous les efforts déployés en Corbières, terre d'élection du pastis andorran, pour essayer de glisser quelques verres de rosé ou de blanc au milieu des régiments de momies et de perroquets… Plutôt que de dépenser des fortunes en d'onaniques comités Théodules, pourquoi ne pas organiser pour ceux dont c'est ici la charge un voyage en Alsace, de Turckheim à Kaysersberg en passant par Riquewihr? Qu'il comprennent ce que c'est qu'accueillir et montrer son vin et son pays sous le meilleur jour.


Pas de thé, mais, malgré une légère resaca, le souvenir heureux de la vigueur conquérante du sylvaner de Boxler, sublime sur une brouillade au cresson. Regardez, même cette botte de cresson, il a fallu l'importer des Pyrénées-Orientales, du petit marchand de Rivesaltes, car ici vers Tuchan et Durban, plus rien ou presque, plus de marchés** à part des supérettes au parfum de détergent bon marché où de déprimants légumes espagnols, hollandais, marocains fanent sous les néons glauques de la Tiers-France.


Les Corbières, pays sublime au goût d'inachevé, terre d'occasions gâchées qui, dépressive, se regarde mourir sans broncher, comme si ses habitants avaient besoin d'un peu de médiocrité pour se reposer du spectaculaire de ses paysages. Comme si le repli sur soi finalement constituait un projet.
Ce sylvaner, j'aurais aimé le partager avec quelques uns de ces viticulteurs. Oh, pas ceux dont l'unique horizon liquide demeure le cubi de "buvette" de leur coopé, qui se seraient insurgés qu'on boive un vin "étranger". J'aurais aimé qu'ils écoutent son message de culture et d'amour venu de la lointaine Alsace, qu'il leur explique qu'il n'y a pas le choix, qu'ils doivent se réveiller, prendre leur destin en main, profiter de leurs nombreux atouts. Pour que Corbières ne rime pas avec désert, avec misère.



* Beaucoup de villages et de maisons systématiquement bousillées, et quelques perles, comme Lagrasse ou Palairac où j'avais la chance de résider, préservées.
** Il y a bien sûr des exceptions à cette règle implacable, quelques résistants, souvent immigrés, qui se battent en dehors du kolkhoze pour faire les vins que ce pays mérite. J'en parlais ici, ici et .
** Heureusement, en plaine, aux marges, à Port-La-Nouvelle et Lézignan, subsistent deux vrais marchés, le mercredi et le samedi.







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