se méfier des apparences…


Évidemment, ça, c'est la carte postale, convenue, du Pays basque. Et c'est magnifique. Virevolter sur ces routes pentues, grimper d'un col à l'autre, s'enfoncer dans l'humidité de forêts profondes, flatter d'aimables bovins… Tout ceux qui y ont séjourné le savent, cette région est une merveille. Et pour ceux qui de surcroît aiment la fête, qui aiment la table, c'est un des paradis terrestres (et terriens…). Autant, en matière de gastronomie, d'autres parties de l'Espagne, la Catalogne en tête, vont cultiver le maniérisme, le pompier, le clinquant, le chimique, autant on a ici la gourmandise naturelle, saine, paysanne, enracinée. Les bêtes que vous voyez ci-dessus sont, comme des milliers d'autres, au pré, au bon air, pas dans de sordides usines à viande ou à lait. Avec des images comme celle-là, qui vaut toutes les publicités du Monde, on a immédiatement envie de se ruer dans la venta la plus proche, de pousser la porte d'une sidreria perdue et de se rassurer en s'accoudant sans façon à une vieille table de chêne, épaisse, patinée par les ans, par les rires et par les chants. Pour manger basque.


Pourtant, ce beau repas basque, ce n'est pas au bout d'une de ces charmantes petites routes de montagne qui zigzague entre les noms en Z et les noms en X que je l'ai fait. Il m'a pris par surprise, au débotté, en arrivant dans la capitale d'une des sept Provinces, à Pampelune. Pas de vastes fermes blanches, pas de prairies vertes comme la croix de l'ikurrina, pas le moindre bœuf dans les parages, juste, à la sortie de l'autoroute A-15, une rue très moyennement folichonne, derrière une station service, sous un ciel hésitant, au milieu d'une banlieue pavillonnaire.


Vous êtes à Cizur Menor, paseo de Belzeta. Au bout de la rue, un maison assez discrète, pas spécialement jolie, et une certaine agitation. Le problème maintenant va être de se garer. Vous êtes arrivé à la Sidreria-Asador Martintxo. J'espère pour vous que vous avez réservé, sinon… Préalablement, il vous aura d'ailleurs fallu choisir: sidreria ou asador? Personnellement, j'opte pour la sidreria, dans la rue du bas; j'adore attaquer par quelques verres de cidre basque, ce nez un peu fumé, cette légère aigreur qui peut rebuter les novices, ce côté "on efface tout et on recommence"… Pour le reste, sidreria ou asador, vous mangerez la même chose, dans un cadre légèrement plus feutré en haut, c'est-à-dire sur des chaises, pas des bancs de bois.


Sidreria, donc. Désolé, chers amis pijos, le lieu n'a pas été looké par Philippe Starck, on est très loin aussi du style scandinavo-bobo épuré qui fait actuellement fureur, ambiance l'huissier-ne-nous-laissé-qu'une-table-et-quatre-chaises… Des bancs de bois, comme promis; des familles (c'est férié), avec des gamins qui font du boucan, rient et dévorent des yeux le besugo* de l'étal. Leur parents, eux, zieutent la carte avec concupiscence et embarras, parce qu'on a envie de tout. Le credo, chez Martintxo, c'est le produit, en viandes et en marée, bien sûr, mais aussi au niveau des légumes qui sont produits (comme les agneaux et les cabris) dans la ferme familiale des environs de Pampelune.


Dans l'assiette, ci-dessus, c'est un carabinero, frais, la version géante de la gamba. Parce que j'avais oublié de vous le dire, l'assiette en question, c'est une grande assiette, la fourchette aussi n'est pas une miniature. Au passage, dans cette sidreria, on vend ça sur table moins cher qu'au marché de Barcelone (quand on en trouve).


Mais, le clou du spectacle, c'est la viande, je n'en avais pas mangé de cette qualité depuis mon passage à Toulouse, chez les Dedieu, la meilleure de notre séjour basque. Un bœuf sombre, très mûr, on n'a pratiquement pas besoin du couteau pour le manger. Le gras est remarquable, avec son goût de moelle. La cuisson (gaz-charbon, pas sarments malheureusement) est parfaite, sans avoir à demander. Quand on arrive de Barcelone, on en pleurerait! J'ai du mal à imaginer combien on en grille, chaque jour, dans cet endroit qui peut accueillir jusqu'à deux cent cinquante convives.


Sans oublier les légumes. Totalement imprésentables, les légumes, ils seraient refusés d'office pour une séance photo gastronomico-branchouille pour foodista anorexique: "mais où te crois-tu avec ce rata, ma chérie, on ne fait pas un numéro spécial Routiers!" Des cardons, des haricots plats, des patates blanches cuisinés au bon beurre, d'un goût rare en Espagne, quasiment introuvable en tout cas à Barcelone, tellement peu tecnoemocionals. Et cette fondue de piments doux, doux comme des prunes. Et, ensuite, le fromage de brebis, encore frais, granuleux. Et la cuajada (du caillé de brebis), avec ce léger goût d'attaché. Franchement, il n'y avait qu'un seul truc pas bon, c'était mon pastel de queso, mais au sortir de ce festival…

 
Car, le problème majeur, chez Martintxo, je l'ai éludé. Ce n'est pas au dessert qu'il se pose, ni au moment de payer l'addition, c'est au début du repas, à la commande. Et pas avec le solide, avec le liquide. Bien sûr, je vous l'ai dit, on attaque au cidre, qu'on va, comme le veut l'usage basque, se servir soi-même, à la tireuse, à volonté, le problème, le gros problème est ailleurs, dans la carte des vins. Pour mieux le comprendre, si vous faites un crochet par Cizur Menor, demandez expressément la "carta extensa". Et là, vous verrez. Non pas qu'il s'agisse de la carte la plus originale, la plus découvreuse qu'on puisse trouver, mais pour l'Espagne, on flirte avec l'exceptionnel, des canons à foison, français, mais pas seulement. On trouve là, certes avec parfois quelques pièges à la mode outre-Pyrénées comme Matassa, le catalogue quasi intégral d'un des meilleurs distributeurs espagnols, Paco Berciano d'Alma Vinos Únicos. Donc, il y a à boire!


Côte à côte, on retrouve le petit prince de la Rioja et alentours, Olivier Rivière, et son maître lot-et-garonnais, Élian Da Ros, le "petit" pinot La Fortune d'Aubert de Villaine et les arbois d'Overnoy, du Montcalmès et du Gramenon, mon chouchou galicien Jose Luis Mateo et le bourgogne de Roulot… Sans compter le rayon des antiquités, quelques vieux riojas de l'époque où l'on ne mesurait pas leurs grandeurs au poids des stères de chêne qu'ils contiennent, ces trésors encore accessible (pas pour longtemps, pour les raisons expliquées ici), des vieilleries sublimes aux arômes de cèpes séchés comme ce Viña Pomal 64. Du normal, du "nature", des trésors, la vie, quoi! Et à des prix que la morale réprouve! Une vraie incitation à l'ivrognerie! À part, pour les bourgognes, la carte de Carlos Orta à Villa Más, on est là sur un des spots les moins chers d'Espagne, certaines bouteilles sont moins chères sur table que chez des cavistes français! C'est d'ailleurs assez amusant, parce qu'on a beau être dans une sidreria populaire, le vin occupe une place centrale, ici, il est plus à son aise que dans tant de vinotecas, d'enotocas prétentieuses, glaciales et coincées, il est là pour être bu, pas ridiculement masterclassisé… Dès l'entrée, le ton est d'ailleurs donné avec un plat montrant les différents cépages en train d'être vendangés, du pinot, du malbec, du cabernet…


Je digresse, mais concernant les vins "nature", je trouve qu'il y a ici, au delà de la cuisine, une vraie logique gustative, une harmonie qui se crée, entre ce cidre basque si particulier, de vieux flacons aux arômes délicatement fanés et ces crus aux contours parfois incertains qui cette compagnie originale rend encore plus aimable. C'était le cas notamment avec ce poulsard 2005 de Ganevat (à vingt-huit euros…) qui "patinait" un poil mais qui dans le contexte devenait idéal. Nous n'en avons en tout cas pas laissé une goutte!

Vous l'avez compris, la Sidreria Martintxo, pour le vin et pour le reste, pour ce service aussi, souriant et efficace, c'est une "adresse", une belle, simple, généreuse, interdite aux snobs et à ceux qui se regardent pédaler. De celles qu'on devrait garder pour soi mais qu'on a envie de partager, d'offrir à tous ses amis pour lesquels la table n'est pas une représentation sociale, l'acquisition d'un statut mais un plaisir sincère. De ces plaisirs qu'offre sans chichis, sans trop se soucier des apparences, le Pays basque. Le Pays basque des Basques…


* Pagellus bogaraveo, appelé en français "pageot rose" ou parfois "daurade rose", reconnaissable à ses yeux immenses et à sa chair fondante.

Commentaires

  1. Réponses
    1. Oui, à tel point qu'après un repas moyen le lendemain chez Etxebarri (notamment au niveau de la carte des vins), nous y sommes retournés le sur lendemain…
      http://ideesliquidesetsolides.blogspot.com.es/2012/10/retour-la-case-navarre.html

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