Et surtout, n'y touchez pas!


C'est un trésor national espagnol*, incontestablement un des plus prestigieux monuments gastronomiques du Royaume. Pour moi, la crevette rouge de Méditerranée, la gamba roja, de l'espèce Aristeus antennatus est le produit local que l'on doit goûter en priorité dans la péninsule. Venir ici sans manger ça, c'est juste ballot!
Cette gamba, on en trouve à plusieurs endroits sur les côtes espagnoles. Les Français connaissent en général celle de Palamós, tout au nord du pays, sur la Costa Brava; elle a été mise en lumière par certains chefs hexagonaux qui, malheureusement, vous font parfois l'affront de vous en servir une seule, perdue au milieu de votre assiette, un peu ridicule. Dans la même région, on en trouve aussi à Rosas et, surtout, à Vilanova i La Geltrú, un des plus importants ports de pêche du Sud de Barcelone. La communauté valencienne est bien pourvue elle aussi avec deux origines renommées, Castellón et Dénia. Plus au Sud on en trouve aussi à Garrucha, entre Carthagène et Almería. J'en ai également goûté de délicieuses, provenant du port de Huelva, en Andalousie, sur l'Atlantique, pourtant davantage spécialisé dans la blanche. Sans parler du gambero rosso chiaro italien, et de ses cousines grecques, israéliennes, nord-africaines…


Parce que la question est là, quelle est la meilleure? Bien sûr, dans chacun des spots cités ci-dessus, on affirmera (sans chauvinisme aucun…) qu'il s'agit de celle du coin, qui est unique, irremplaçable, etc… On mettra en avant, et c'est loin d'être faux, que le niveau de salinité des eaux de l'endroit où se trouve votre interlocuteur permettent de développer cet arômes si particulier de la gamba roja. Mais la mer n'est pas un lac, et tout au long de l'année, selon les courants et les apports d'eau douce, la salinité varie. Et le goût de la crevette aussi.
Pour vous dire à quel point les choses ne sont pas claires, il nous est arrivé, entre amateurs, d'organiser des comparatifs, "à l'aveugle". La dernière fois, contre toute attente, ce sont les Huelva qui l'ont emporté contre les Vilanova et les Palamós. Donc plutôt que de perdre son temps à alimenter les rivalités locales (relativisées par le fait que les zones de pêche sont parfois très éloignées des ports d'attache…), mieux vaut d'abord s'intéresser à l'état de fraîcheur de la gamba. D'autant plus important qu'il s'agit d'un produit qu'on mange presque cru! J'en ai même goûté des vivantes, en "sashimi brutal", c'était excellent. La fraîcheur, on la mesure entre autres à la couleur: il faut savoir que quand elles sortent de l'eau, elles sont plus roses que rouges, elles foncent ensuite car leur sang contient du cuivre (et non du fer comme le nôtre) et c'est l'oxydation qui fait virer leur teinte. Au moment du choix, il faut aussi s'attacher à leur aspect, que les têtes soient bien fixées aux queues, pour éviter qu'elles se détachent à la cuisson (c'est parfois un signe de décongélation, les congelées arrivant en général de Thaïlande où elles sont élevées industriellement)). Enfin, la taille entre également en ligne de compte, plus elles seront grosses, plus le goût sera puissant**, et plus elles seront intéressantes à cuire.


C'est un sujet qui fâche, mais à ce stade de la discussion, il faut parler d'argent. La gamba roja est un produit de luxe. Vraiment. En prix particulier, le moins cher que j'ai payé, c'est 25€ le kilo, pour de la Huelva, une misère. Comptez plus entre 35 et 60€, voire plus dans les "mauvaises périodes", les fêtes de fin d'année (où elles sont presque toutes décongelées) et l'été, quand les vacanciers étrangers affluent. En revanche, si vous passez à Barcelone, n'ayez pas peur d'un grand marché à touristes comme la Boqueria (vous savez, là où les touristes français qui font leurs courses en grandes surfaces viennent prendre des photos en buvant des jus de fruits contrefaits), on peut y trouver du bon, en furetant un peu. Personnellement, j'ai un faible pour les poissonniers de la Barceloneta, mais il m'arrive de me fournir dans les marchés des ports, comme à Vilanova, où vous les paierez le même prix qu'en ville, mais souvent pour plus de fraîcheur.


Reste la question principale, comment cuisiner cette merveille? Et là, pour en avoir essayé de pas mal de façons différentes***, j'ai envie de dire en en faisant le moins possible! Ça vous viendrait à l'idée d'aromatiser du caviar? Donc mettez au placard votre envie de vous prendre pour un chef, et sortez une bonne et grande poêle anti-adhésive, ou mieux de fonte, et posez là sur un feu très vif. Quand la pôle est très chaude, versez (ou pas****) quelques gouttes d'huile d'olive et posez-y les gambas (bien rangées, pas en pâté!). Comptez, pour des bêtes de taille moyenne, une grosse minute par face. Salez légèrement, et ajoutez (ou pas*****) une minuscule tombée d'ail. Et c'est tout. La seule alternative valable que je connaisse, c'est la braise, montante, mais cela demande une certaine expertise et ça assèche un peu les têtes.


Sachez en revanche qu'il y a un protocole assez précis pour manger la gamba roja. Ça se fait uniquement avec les doigts, jamais avec les couverts, c'est grossier: pourquoi croyez vous qu'on vous ait apporté un rince-doigts où flotte une belle rondelle de citron? On la tient la crevette tête en bas, on détache la queue qu'on pose dans l'assiette, puis on aspire fortement l'intérieur de la tête, pleine d'un incomparable jus de gambas, un des mets les plus exquis du monde, sorte de concentré, doux et puissant à la fois, des saveurs de la mer. Ensuite, on se repose la bouche en mangeant la queue, bonne mais moins spectaculaire, puis on renouvelle l'opération avec la suivante. N'oubliez pas au moment de desservir la table, de rassembler tous les reste de têtes et de coffres et d'en faire un jus très court qui servira de base à un excellent riz ou, pourquoi pas, de condiment pour un poulet.
Dernier point, la boisson. Du vin, évidemment (même si j'ai vu à Barcelone des sapajous ingurgiter de la bière sur des gambas!). Très classiquement, on pourra opter pour du blanc: j'ai assisté au Nouvel An à un miracle, la rencontre de mes gambas avec un magnum de meursault-perrières 2000 de Jean-Marc Roulot (qui était à table), c'était merveilleux, la sucrosité du crustacé dynamisant encore le vin, inoubliable. Dans le même ordre d'idée, pourquoi ne pas essayer un vieux Château Simone, ou un de mes blancs du Sud préférés, Le Ciste d'Éric Laguerre, dans le Fenouillèdes? Mais les rosés ou les rouges ont aussi leur mot à dire, pour le rouge, je pense en fait à un pinot noir bien mûr, plutôt de la Côte de Beaune (là, tout de suite, je pense au chassagne de Noël Ramonet), un mariage qui peut sembler insolite, mais qui fonctionne. Gardez toujours à l'esprit que vous êtes en face d'un produit d'exception, qui aime le vin, donc lâchez-vous!




* Il faut toutefois savoir que cette variété se retrouve sur tout le pourtour méditerranéen, on en pêche beaucoup en Italie, Tunisie, Sicile et jusque sur certaines côtes atlantiques comme le montre cette carte de la FAO.
** À propos de taille, il me faudra vous parler un jour des carabineros (Aristaeopsis edwardsiana, ci-dessus), ou gambot en patois des Baléares, sortes de gambas géantes, rouge vif, qu'on pêche beaucoup du côté de Cadix.
*** Outre les massacres aux épices, les sur-cuisson et tous les falbalas moléculaires, le journal régional catalan, La Vanguardia a pondu récemment un article aigre-doux sur une génial cuistot de Benidorm qui avait créé une espèce de mise en scène, façon opéra gastronomique, pour servir ses gambas. Si vous lisez l'espagnol, c'est ici.
**** Sur une belle plaque de fonte, on peut très bien faire sans.
***** Franchement, adorateur de l'ail que je suis, je ne le fais pas.


Commentaires

  1. En bon fils de Coxydoise, c’est bien entendu la petite crevette grise des bancs côtiers autour d’Ostende que je préfère. Toutefois, car on veut bien être bon prince, je concède aussi que la gamba, ou le scampi, ou le camaron/cameron ... ont leur attrait. La classification des ces bibiches est très compliquée : queue en éventail façon homard et langoustine ou bien rassemblé en pinceau comme les « vraies » crevettes, krills, décapodes ou « faux dodécapodes » ....
    Une recette sympa consiste à faire bouillir des pommes de terre à chair ferme, puis de les couper en deux. On tranche (à cru) la gamba sur 2/3 de sa longueur après l’avoir décortiquée. Dans une sauteuse, on fait rissoler ensemble les tubercules et les crustacés, à l’huile d’olive assez neutre. Dès que la chair devient translucide, on ajoute cayenne (ou Espelette) et sel, et on coupe le feu. On sert en ajoutant de la coriandre. Les Lisboètes – friands de cette préparation – consomment toujours du vin rouge avec ce plat. Moi, je vous laisse le choix mais c’est vrai que le rouge va bien aussi.

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    1. D'accord, Luc, mais, là, la Rolls, c'est la tête, pas la queue!

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  2. Ben voilà ! Une fois de plus Vincent, tu as tout dit ! Y'a plus qu'à... Putain, tu me fait saliver en travaillant. c'est pas bon ça...

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  3. Vincent,
    hors de question que tu te pointes ici sans ça !
    et je ne suis pas le seul à le dire ...
    ;)

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