Délit de sale gueule.

C'est une bouteille, comme ça, en passant, un de ces cadavres qui jonchent les poubelles de l'été. Des bulles, du crémant-de-limoux, de coopé qui plus est, acheté "faute de mieux" dans une échoppe pas très sexy mais bien pratique* de Lézignan-Corbières. Bref un "champagne" qui sent le bord de Nationale, la roteuse de camping, une bouteille un peu moche qui n'aurait pas déparé les rayons d'une grande surface, avec même son vilain code-barre au cul.

C'est l'été, je le répète, il fait chaud, mais pas trop, on boit bon au milieu des vignes. Et, à l'apéritif, sur le coup des vingt heures, on fait péter le bouchon de ce crémant-qui-marque-mal. Une jolie robe dans le verre, des reflets d'or vert, promesse de vivacité. Et surprise, une bulle fine, très fine, élégante. Le nez est chouette aussi, sur la retenue, pas tapageur pour un sou, des notes de fleurs de pêcher, d'acacia, une pointe de brioche. Et la bouche est remarquable, nerveuse, distinguée, tout le contraire de la pétasse de banlieue que nous annonçait l'étiquette. Chardonnay-mauzac me dit la notice, tout va bien.

Tout le monde est un peu étonné, on fouille dans sa mémoire.

– Ça valait combien ce truc?

On retrouve le ticket de caisse. Très caddie de supermarché.

– Tiens, c'est là: 7,47€, m'dame!

– Non!

7,47€. Pourquoi dépenser plus? Pour quelle raison? Des raisons, il y en a évidemment beaucoup. De plus ou moins valables. Certaines purement gustatives, pas forcément les plus nombreuses. D'autres qui relèvent plus de l'apparence, du "bon goût", des convenances (conventions?), en un mot, du snobisme. D'autres, encore, que l'on m'opposera plus "éthiques" me dira-t-on, politiques. Ça ne me dérange pas forcément de faire travailler les cent dix employés et les deux cent soixante-dix vignerons de cette énorme coopérative audoise qui entretient deux mille hectares de vignoble. Ça ne me pose pas de problème "éthique" de boire de temps en temps une bouteille de chez eux, pas plus que de financer la vrombissante limousine de tel ou tel Champenois. Ça ne m'empêche pas non plus de me régaler d'autres bulles limouxines, la très rock n'roll Joséphine de Gilles Azam, cette cuvée bien tendue de chez Antech (dont j'ai oublié le nom, pardon, Françoise!), ou les méthodes ancestrales de la famille Robert qui "sentent" le biscuit de Blagnac et le saint-honoré. Ça ne m'interdit pas de lamper une rafale de Rachais de Francis Boulard, du vieux Diebolt-Vallois, du Tarlant, du Lahaye, de l'Agrapart, du Selosse, du Prévost, du Brochet… En d'autres termes, quelle que soit la menace d'excommunication qui pèse sur moi au moment où je me régale de cette bulle roturière, ça m'en touche une sans faire bouger l'autre. C'est l'été, vous dis-je. Il fait beau et pas trop chaud sur le Minervois. L'air est léger. Et, ici, sur la terrasse, sous le figuier, on se tape du délit de sale gueule. D'ailleurs, je vais redescendre dans la plaine en acheter une caisse.

* La boutique en question, au bord de l'ex-Nationale 113, accolée à une station-service (sexy, vous dis-je!) s'appelle CDD. On y trouve du vin et des produits régionaux, notamment les bonnes glaces au lait de brebis de la Ferme du Bosc et les sachets de Kina-Karo (ci-dessous) pour faire son quinquina,  les touristes de passage y achètent les bouteilles à la douzaine. Et ça dépanne bien.