Brutal?


"On va prendre un verre?" Voila bien le genre de question à laquelle, paradoxalement, on avait souvent un peu de mal à répondre à Barcelone. Non pas que la ville manque de bars, on en compte des milliers, et beaucoup dans les quartiers les plus animés, près du port, El Born, le Gótico, le Raval ou la Barceloneta. Le problème, maintes fois évoqué ici, c'est pour y boire quoi? Si vous êtes adepte de la bière ou des alcools qui démontent la cervelle, pas de problème, vous êtes servis. Pour ce qui est du vin, mieux valait, jusqu'il y a quelques temps, être amateur de grosse cavalerie. Une mini-brèche avait été ouverte avec le Zim, calle Dagueria (près de la Mairie et du Conseil régional); pour trois piécettes, on pouvait aller s'y rafraîchir du gentil bierzo de Luna Beberide, escorté des meilleurs fromages de la ville, ceux de Katherine McLaughlin, l'Écossaise voisine.


Le grand changement, ça a été au début de l'année, à deux pas du Zim, juste de l'autre côté de Via Laietana. "L'inventeur du naturisme espagnol" (je parle de vin…), Benoît Valée, a ouvert avec sa compagne Núria, la version bistrot de L'Ànima del Vi. Du saumur du Clos Cristal, du rosé de L'anglore à la palette, la délicieuse syrah de Jeff Coutelou, du bourgogne de Fanny Sabre, le joli rouquin de Cavarodes, on pouvait, à condition d'aimer le style, commencer à se désaltérer sainement et, ce qui ne gâte rien, à des prix qui devraient faire rougir de honte les tauliers parisiens. Demandez au jeune pape du naturisme français, Antonin Iommi-Amunategui, celui selon lequel No wine is innocent: il a passé la soirée d'avant-hier à s'y émerveiller des bons canons que la Nature nous offrait!


Eh bien, savez-vous quoi? À cent-vingt mètres de L'Ànima del Vi, au 14 de la calle de la Princesa a ouvert hier soir, sans tambour ni trompette, le Bar brutal. Il s'agit en fait de l'ancien et vaste local d'une bodega de quartier, Can Cisa où les vieux du Born continuent de venir acheter leur vin a granel (en vrac). Le lieu, fort heureusement n'a pas été barcelonisé (c'est-à-dire cassé et transformé en funérarium pseudo-design), les vieux tonneaux de vrac sont toujours là, un fond de vermut flotte encore dans l'air, pas d'éclairage de hall de gare à l'espagnole, pas de faute de goût, au contraire.


La partie du Can Cisa qui donne sur la calle de la Princesa demeure une boutique de vins à emporter. Attention, la sélection est radicale, uniquement du "nature", dont, soyons honnêtes, beaucoup de références introduites en Espagne par le voisin Benoît Valée. Pour le reste, beaucoup d'étiquettes obligées, françaises, notamment, du naturisme, de Derain à Ganevat. Les tarifs, eux, sont très doux, prix cavistes plus sept euros, ce qui amène les bouteilles sur bar à un tarif humain, un poil plus élévé qu'à L'Ànima del Vi.
Sur le papier, c'est d'ailleurs assez amusant, car le propriétaire du nouveau Can Cisa n'est autre que Joan València, le fondateur de Cuvée 3000, un des gros distributeurs de Barcelone, importateur de nombreuses références internationales et dont le fer de lance est le champagne Billecart-Salmon. Depuis quelques mois, Joan a repeint en vert une partie de ses activités, d'où cette carte "sans concessions", qui, je le pense, n'est qu'une ébauche de l'offre définitive de ce lieu (peut-être plus éclectique?), dont je le répète, j'ai essuyé les plâtres: en fin d'après-midi, hier, les tenanciers ne savaient pas encore s'ils allaient ouvrir!


Comme le veut la tradition espagnole où avoir deux mois de retard signifie être en avance, cette ouverture du Bar brutal (qui donne sur la rue de derrière) était donc assez rocambolesque, mais, sincèrement, réussie comme une belle impro de Miles Davis. Sauvée par le vin d'abord, car, après un pinot 2011 de Ganevat un peu "absent", nous nous sommes fait la main sur le savigny et le bourgogne rouge 2011 de Fanny Sabre. Sauvée aussi par la clientèle, un bon mélange de New-Yorkais en goguette, de familles françaises tombées là par hasard et de Danoises délurées (sans compter l'arrivée inopinée de mon camarade Jérôme, ci-dessous en bonne compagnie, éducateur pinardier chez Cuvée 3000). Bref, de quoi décoincer les hipsters catalans plus tentés par la déco et l'eau minérale que par les canons du patron. 


Un mot aussi de la pile électrique qui virevolte derrière le bar. Elle s'appelle Núria Renom, à elle seule, elle remplace la musique d'ambiance. Très beau recrutement que cette super nana, une fille qui aime le vin et qui le fait sentir, le parfait symétrique des croquemorts qui tiennent lieu de sommeliers dans la région, tristes sires prétentieux, aimables comme des matons, à la cervelle détruite par les inepties para-commerciales de la "wine-education" londonienne et au palais rongé par le Coca-Cola et la planche. Bref, au contraire de ces champions, de ces cracks, de ces connauds dociles comme des caniches savants qui, par leur sublime nullité, permettent chaque jour à l'Espagne de battre des records de baisse de la consommation de vin, Núria, elle, donne envie de boire et de faire la fête!


Une bonne nouvelle, donc, dans cette ville sinistrée pour le vin, que l'ouverture de cette cave-à-boire (un bar-cave, quoi…) qui devrait, à la parisienne, devenir peu à peu une cave-à-manger. Il me plait d'ailleurs de voir le Bar brutal dans la continuité du travail de Benoît Valée à L'Ànima del Vi, qui tente depuis si longtemps de réconcilier les Barcelonais avec le vin, de leur réapprendre qu'une bouteille ne vaut rien sans un verre et un tire-bouchon. Avec ces deux établissements plus le petit Zim, voila le début d'une "rue de la soif", dans le quartier du Born, ne reste plus qu'à faire venir la clientèle qui chacun le sait ici ne peut être qu'internationale.




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