La garde meurt mais ne se rend pas!
En haut des marches, à l'extérieur, dans le monde où le Temps court, on nous attend gentiment. Ce serait bien de ne pas trop tarder. Et puis, j'ai ce coup de téléphone que j'aimerais donner, tirer au clair cette histoire qui me turlupine, une histoire d'aujourd'hui qui pue le tergal et le vin sans idées. Normalement, je devrais être un peu pressé. Jeter plus souvent des coups d'œil discrets, anxieux à ma montre. Normalement…
Ici, au fond de la cave, l'humidité fait parfois
clignoter les lampes. L'été (que les 14° C. du thermomètre ont tendance à faire oublier) blanchit les moisissures. Un décor sublime, onirique, où le moindre objet, saint Vincent de pierre reconstituée ou antique flacon, est lentement transformé en sculpture. Jusqu'à cet innocent film de plastique sur les 96 qui m'évoque les draps de pierre des gisants gothiques.
Comment partir? Comment remonter à la surface? Comment résister? Car, on ne fait pas que goûter les tonnes puis les bouteilles "officielles", les 2007 primesautiers, accortes, la jupe virevoltante, et le 2006 plus ferme dont la mise classique, la finale autoritaire me séduisent. Jérôme Lenoir, guilleret, tourne ensuite la clef de contact de son implacable machine à remonter le temps. De générations en générations, aux Roches, on est doté (c'est peut-être un cadeau de baptême?) d'une arme redoutable: le tire-bouchon.
Je ne sais pas pourquoi, mais ça me fait penser à un de leurs presque voisins, Chasseuil, ce type des Deux-Sèvres qui, comme il l'a fait des papillons morts ou des timbres usagés, collectionne des "étiquettes prestigieuses" (comprenez des vins chers) dans sa cave funéraire; comme l'a dit je ne sais plus qui, avec tout l'argent qu'il a mis là-dedans, il aurait aussi pu se payer un tire-bouchon!
Ici, à Chinon, au pays de Rabelais, ce Chasseuil me fait penser à ces avares italiens "à l'épargne sordide", cette Famosissima Compagnia della Lesina moquée dans une satire de Francesco Vialardi, un "disciple" de Rabelais: ils réparaient eux-même leurs chaussures à l'aide d'alènes (en italien, lésina), racontait Vialardi, ce qui donna naissance au verbe lésiner. Je ne sais pas si Chasseuil a lu Pantagruel (pas plus à mon avis que Gargantua et l'Histoire macaronique de Merlin Coccaie qui inspira Rabelais), s'il s'est fait cocufier par Gargan ou en creusant sa cave il a rencontré la vouivre, mais je ne le sens que très peu enclin de ces gauloiseries qui n'ont rien à voir avec des gaudrioles. Les divinités qu'il courtise sont peut-être d'un autre tonneau. À l'opposé de ces pauvres vins de Loire auquel il semble tourner le dos. Pas assez chers, sûrement, trop paysans, les ongles noirs…
Là, chez les Lenoir, on ne collectionne pas, on conserve. La générosité n'est pas un concept, c'est un art de vivre. "On ne fait qu'un seul vin, alors, nos cuvées, ce sont les millésimes" explique Jérôme en débouchant une autre bouteille. Alors, ils défilent, les millésimes. Avec parfois des aller-retours, comme ce 2003, millésime difficile*, qui vient répliquer avec ses arômes solaires, plus sudistes (ma non troppo), à la vigueur du 2001. Le premier 1980 est bas d'épaules, "il a souffert" tranche Jérôme Lenoir qui grimpe sur son échelle pour en déboucher un second, ravissant, délicat, "chambolle" me glisse-t-on à l'oreille, pendant que je rêve de le marier à une gauloise blanche juste salée-beurrée; elle bouge bien, d'ailleurs, cette femme des années 80, lumineuse et vive, revenant un quart d'heure plus tard à ses racines ligériennes, "bretonnantes". Trente-trois ans, le bel âge, "l'âge du Christ" comme l'assènent les érudits de comptoir. Et je vous épargne le rinçage au chenin…
La générosité, disais-je. La générosité, on pourrait en parler des heures durant dans cette époque qui valorise la prostitution. Oh, celle des corps (à laquelle je ne goûte guère malgré mon attirance pour la Nature), on la condamne. Bruyamment. Avec ce qu'il fait de moralisme et de pudibonderie. Mais celle des âmes et des idées…
Cette générosité de la famille Lenoir, cette générosité non feinte que tant d'autres avant moi ont connu (je pense à ce couple toulousain, les Lagarde-Cuestas, qui y a plongé il y a si longtemps), est aussi éducative. Elle est le corollaire d'une autre vertu des vins des Roches, l'austérité. Et c'est là, après cet interminable préambule, que je voulais en venir.
Car, comme je l'écrivais en titre, la garde meurt. Plus précisément, le vin de garde meurt. On s'en fait même une gloire, dans les milieux branchés, chez les tenants du nouveau bon goût, souvent élevés au Coca-Cola et autres sucreries infantiles sponsorisées par Nestlé, adeptes d'un univers où tout va plus vite, où à l'instar de la confection la collection automne-hiver bouscule dès fin juillet la précédente. Aussitôt dit, aussitôt bu. C'est le triomphe des amours sans lendemain. De la carbo** qui enrobe, de la vanille, du sucre et de tout un tas d'autres expédients qui rendent le sourire commercial.
Mais, chez les Lenoir, la garde ne se rend pas! On sait dire merde à la mode. Ici, le cabernet-franc, on l'aime authentique, mûr sans excès, profond, portant la qualité de ses tanins aussi fièrement qu'un toro ses cojones. Ce qui réclame évidemment un peu de temps, de la patience. Avec les Roches, pas de remise de peine, on en prend pour dix ans minimum, parfois vingt ans avec des outils comme le 2005 ou le 2009 (dont il existe même, cachées dans un coin de la cave, des cuvées amphores…). Histoire de ralentir encore un peu le temps. De prolonger encore un peu la garde.
Anachronisme? Non, respect. Et suite dans les idées. L'envie de continuer à élaborer des vins imparfaits mais vivants qui donnent à penser, dans lesquels souffle l'Histoire. Des rouges que l'on continue à mâcher alors que la route file à la pointe du Véron, à la jointure de la Vienne et de la Loire***. Des chinons intelligents mais viscéraux, instinctif qui à votre oreille ont chuchoté le vieux message paillard et cultivé, humaniste, de Rabelais.
Mais, chez les Lenoir, la garde ne se rend pas! On sait dire merde à la mode. Ici, le cabernet-franc, on l'aime authentique, mûr sans excès, profond, portant la qualité de ses tanins aussi fièrement qu'un toro ses cojones. Ce qui réclame évidemment un peu de temps, de la patience. Avec les Roches, pas de remise de peine, on en prend pour dix ans minimum, parfois vingt ans avec des outils comme le 2005 ou le 2009 (dont il existe même, cachées dans un coin de la cave, des cuvées amphores…). Histoire de ralentir encore un peu le temps. De prolonger encore un peu la garde.
Anachronisme? Non, respect. Et suite dans les idées. L'envie de continuer à élaborer des vins imparfaits mais vivants qui donnent à penser, dans lesquels souffle l'Histoire. Des rouges que l'on continue à mâcher alors que la route file à la pointe du Véron, à la jointure de la Vienne et de la Loire***. Des chinons intelligents mais viscéraux, instinctif qui à votre oreille ont chuchoté le vieux message paillard et cultivé, humaniste, de Rabelais.
* La macération carbonique, procédé de vinification intéressant qui a tendance à unifier les vins jeunes. Mais dont on connaît de grandissimes contre-exemples. Il faut toujours des contre-exemples…
** Cf. la daube à 600 euros évoquée ici. Mais, enfin bon, là, le millésime n'est qu'un des nombreux complices du hold-up.
*** Tant qu'à être par là, à la pointe du Véron, n'oubliez pas l'obligatoire visite à Enfin du vin, chez l'indispensable Damien Lherbette, le caviste de Candes-Saint-Martin. Hier, il a pallié l'absence du grand Patrick Corbineau en nous laissant méthodiquement piller sa réserve de Beaulieu 2010. Vous serez mieux là qu'à pousser des Caddies comme des bœufs dans les "foires au vin".
Le choix des cavistes toulousains... L'un des deux avait arrêté avant qu'un troisième commence à distribuer les vins du domaine et emmène l'autre des deux cavistes cités sur place et qu'il en distribue aussi. Mais ce choix ne m'étonne pas le moins du monde...
RépondreSupprimerPas très clair, tout cela. L'heure?
SupprimerAh, je viens de comprendre, enfin, j'hésite entre deux explications. Très private joke, tout cela, non?
SupprimerAutre private joke : ce chinon-là n'est assurément pas un "vin de pépé" ! Merci, je ne le connaissais pas.
SupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerJérôme Lenoir est venu déguster avec nous sur Toulouse ... cf la verticale commentée sur notre site, avec un 1976 en acmé.
RépondreSupprimerA noter que le blanc, fort rare, est un chenin magistral, profond.
Comme dans le cas du Cahors Clos Siguier, prix angéliques.
Le lien est ici : http://www.invinoveritastoulouse.fr/index.php/degustations-thematiques/verticales-domaine/673-20120203-verticale-lenoir-rouge-chinon
RépondreSupprimerEt encore un très bon Lenoir rouge 1976 ce soir, serein, savoureux, pour célébrer un anniversaire.
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