Etxebarri, le Paradis, le Purgatoire et l'Enfer.


CHAPITRE I, LE PARADIS ET LE PURGATOIRE.

On en revient à ce fameux Pays basque de carte postale. Le rêve: trois jours de week-end (c'est la Fête nationale) et, en plus, il ne pleut pas. Au passage, vous avez dormi dans un hôtel historique de Pampelune, chez Hemingway. La route virevolte dans les montagnes vertes. Navarre, Guipúzcoa, Biscaye… Un dernier col et voici la vallée qui file sur Durango. Il n'y a plus qu'à tourner à gauche, passer quelques immeubles moches et grimper au hameau de Axpe, là où votre table est retenue.


Axpe, c'est une église, un fronton et quelques maisons plantées au milieu des prairies. Et bien sûr un bistrot: Etxebarri. Devant la porte, sur un des bancs de pierre, un couple de citadins mis en randonneurs, godillots aux pieds, boit une bière. À part deux gamins, de l'autre côté, près de la fontaine, aucun bruit. Comme si la montagne, un vaste cirque gris souris, absorbait tous les sons. On nous accueille gentiment. Pas de chichis. Ouf, j'appréhendais un peu parce que le restaurant a fait une percée remarquée ce printemps au ridicule classement anglais des soi-disant cinquante meilleures tables du Monde, trente-et-unième exactement, loin devant Bras, Troigros, Pic ou Savoy, quelques uns des rares Français à séduire les amateurs de jelly. Deux heures moins le quart, le bar est désert. Il est tôt. Pourquoi ne pas profiter du soleil d'automne et boire un cidre sur la place?


Nous montons. La salle elle aussi est déserte. Pas très accueillante, moins charmante que la maison, mais on ne vient pas ici manger les rideaux. Coup de chance, on nous a donné la meilleure table, devant le balcon, avec vue sur l'église et la montagne, une certaine idée du Paradis.


On m'a conseillé de prendre le menu dégustation. Mouais… Moi, les menus-dégustation, "le supplice de la goutte d'eau"… Je m'exécute tout de même parce qu'il y a des gambas, des huîtres, des champignons, de la vache… Grosse surprise, en revanche, aucun gibier et même pas de palombe à l'horizon, ni au menu, ni à la carte! En pleine saison, au Pays basque, ça fait quand même un peu désordre. Tant pis, c'est parti. Bizarrement, d'ailleurs, avec un verre de jus de carotte. C'est la première fois que je prends ça à l'apéro, moi, du jus de carotte. J'y trempe mes lèvres (il parait que ça rend aimable), ce n'est pas mauvais. De là à traverser l'Espagne pour ça.


On nous apporte en même temps du beurre, du chorizo et des anchois. Le beurre, élaboré à partir de lait de chèvre, blanc comme l'albâtre, saupoudré d'une peu de cendre, est remarquable, d'autant plus à son aise que le pain est correct. Le chorizo est bon, tout comme les anchois qui sans être exceptionnels sont fondants et pas trop salés. Gentille mise en bouche!


Arrive tout de suite après une coupelle contenant trois tomates-cerise, épluchées. Bon… Je goûte: elles sont glacées, farineuses, et, pour tout dire, fadasses, tout comme l'oignon qui les escorte. L'huile d'assaisonnement n'est guère étincelante non plus. Seul point positif les trois petites feuilles de basilic, d'un étonnante intensité. Très franchement, je me demande ce que ce "plat" vient faire ici. Quel est le message?


Sans un mot, on nous pose une assiette contenant une espèce de petite boîte de conserve. À l'intérieur, de minuscules moules nagent dans un liquide orangé, une escabèche. Les moules, très cuites ont une texture intéressante, très tendre, très fine mais pas énormément de goût. Tout cela sent surtout un piment doux qui rappelle celui de Navarre. Là encore, je me demande un peu où le chef veut en venir. Car, il faut que je vous explique, Etxebarri est réputé pour ses cuissons à la braise. On vous explique généralement que tout ce que vous mangez ici est passé par le grill, cuit sur des bois d'essences différentes. Y compris le caviar, quand il y en a. Mais, là, visiblement, le feu est éteint.


Après les moules, les huîtres. L'huître, en fait. Enfermée dans sa coquille. Je l'ouvre et là, c'est l'horreur! La pauvre huître, vues les marques, a bel et bien été grillée, ce qui serait intéressant à goûter. Mais voila, elle baigne dans cette espèce "d'écume" blanchâtre qui a fait la réputation des cuisiniers chimiques. Je trouve cette chose absolument infecte, à mi-chemin entre de la morve d'albinos et du vomi de chien qui se purge en mangeant de l'herbe (il manque toutefois les débris végétaux). J'abandonne donc le coquillage à son triste sort et ne touche pas à mon assiette. Détail étonnant, on me débarrasse sans piper mot, comme si c'était normal. Remarquez, dans cette circonstance comme dans d'autres, je me passe volontiers du "çaaété?" réglementaire.


La salle se remplit mais je ne me sens pas très à l'aise, j'ai un peu l'impression de m'être trompé d'adresse, je me dis que c'est un cauchemar, que je vais me réveiller. Parce qu'après le rêve, après une arrivée paradisiaque à Axpe et un début de repas qui prenait des allures de Purgatoire, c'est carrément l'Enfer qui nous ouvre ses portes!

Heureusement, le miracle se produit, sous la forme de deux gambas. Deux grosses gambas de Palamós, bien rouges, juste salées. Cette crevette rutilante est évidemment un des produits-phare de l'Espagne, qui se décline en plusieurs versions, de Rosas à Huelva; à Barcelone, nous avons la chance d'en avoir assez souvent dans notre assiette, mais de cette qualité! La tête est comme il se doit divine, juteuse, la puissance naturelle de ses arômes est encore renforcée, "épicée", par le passage à la braise; la sensation est inoubliable. Mais, ce qui nous étonne encore davantage, c'est la queue, la chair, souvent la partie la moins prestigieuse, la moins recherchée de la gamba rouge, là, elle atteint, avec ce côté sashimi à peine fumé, une incroyable douceur. Franchement, je n'ai jamais mangé de gambas comme celles-là! Y compris à Palamós ou à Vilanova (les deux ports catalans dont c'est la spécialité), ni même en Corbières, à Fontjoncouse, chez Gilles Goujon, dont c'est le dada. Là, elle est presque plus boucanée que grillée, "avec la grille montée au maximum" me confirmera Viktor Arguinzoniz dans sa cuisine. Pour elle, comme pour tous les mariscos, il utilise une intense braise de chêne vert.


Derrière les gambas, le chipiron qui leur emboîte le pas souffre légèrement de la comparaison avec les gambas. Pas mauvais du tout, pourtant, délicatement rehaussé lui aussi par la cuisson à l'encina. Son encre, en revanche, a du mal a exister.


Les petits cèpes, seul véritable clin d'œil à la saison, s'avèrent un peu décevants, peut mieux faire. En revanche, l'aubergine braisée qui les accompagne est mémorable, bien meilleure que les champignons. Et me fait regretter au passage qu'on ne trouve pas plus de légumes dans ce menu.


Beaucoup de délicatesse dans le plat suivant, un des grands classiques de la grande cuisine côtière du nord-ouest de l'Espagne, des cocochas, (kokotxas en basque) de merluza. Les cocochas, ce sont ces barbillons, ces parties du dessous de la mâchoire inférieure du merlu européen (ou colin); leur chair est d'une extrême finesse mais pour en profiter pleinement, il convient de les cuire très très peu. Là, c'est parfaitement réussi. Quelle performance de cuire ça à la braise!


La viande, voici un des autres moments de vérité. Il ne s'agit pas de bœuf, c'est spécifié sur la carte, mais de vache de Galice. Sa cuisson est assez particulière: extrêmement grillée d'un côté (vraisemblablement la première face à être posée sur la braise), plus que croûtée, presque noire, à peine marquée de l'autre. Une sorte de cuisson "à l'unilatérale", sur des sarments et des souquets. À mon goût, surtout après ce que nous avons mangé la veille, elle manque un peu de gras, de maturation aussi. La bouche ne fait que le confirmer. Cela étant, cela reste de la jolie viande, même si je pense qu'elle n'impressionnerait pas grand monde en France. Toutefois, j'aimerais bien trouver la même, ne serait-ce qu'une fois par mois, à Barcelone!


Passée la viande, sachant qu'il n'y a pas de fromage, on part du principe (puisqu'on est en Espagne) que le repas est terminé. Erreur, mon cher! Le premier dessert est délicieux: une glace au lait de brebis qu'on dirait sortie du chaudron. Inattendu! Arrive le second, un gâteau basque à la figue: divin, élaboré avec un beurre de toute première qualité; fondant! Du coup, le second dessert ne sera que le deuxième et je commande le flan au fromage frais que dévore une de mes voisines: exceptionnel!
Rien de trop sucré comme le veut la tradition outre-Pyrénées, ni de chimique comme le veut la mode tecnoemocional. Parfait!


Un petit café, correct, sur une agréable terrasse puis on me propose d'aller toucher la main du chef. On passe par l'entrée des artistes, devant un bûcher conséquent où l'on constate que les caisses de vins en bois (amusant, non?) ont ici une utilité, celle d'allumer le feu. Viktor Arguinzoniz nous y attend, seul, dans ses grills à monte-et-baisse, fabriqués, je l'imagine, par le maréchal-ferrant du coin. Je lui trouve d'ailleurs un côté forgeron à cet homme solide, discret, Tubal-Caïn des montagnes basques, artisan sacré de la nourriture originelle. Sa "forge", pensée, modulable, ingénieuse, m'en rappelle d'ailleurs d'autres, notamment celle que s'était fait construire le grand chef et rôtisseur Gérard Garrigues* dans le jardin de son restaurant Le pastel il y a une quinzaine d'années. Dans l'air flotte ces différents parfums de fumée qui tapissent encore notre palais.


C'est d'ailleurs le moment de tirer les premières conclusions de ce repas, un repas dont j'attendais visiblement un peu trop (on m'en avait dressé un tel tableau, paradisiaque!), d'où certaines déceptions. En même temps, je comprends que je ne sois pas forcément aussi impressionné par une bel et bonne cuisine à la braise qu'un hommes d'affaires nourri à la cuisine internationale et qui débarque de l'avion de Londres, New-York ou Singapour; cette cuisine, je la pratique depuis toujours, comme tellement de mes amis. Je m'imagine m'extasier, devant des gens comme les chasseurs du village, ou tel ou tel papy médoquin, en racontant que j'ai mangé un truc incroyable; une côte de bœuf aux sarments… Reste la qualité des produits, tout à fait exceptionnelle, en particulier en ce qui concerne les gambas et les laitages.
D'une certaine façon, ce qui est critiquable, c'est mon choix, celui d'avoir opté pour un stupide menu-dégustation. À refaire, je prendrais du pain et du beurre, des gambas, des légumes, de la viande (pour peu qu'on tombe sur un jour bœuf) et des desserts¡Y basta! À méditer…
Mais, sur Etxebarri, il me reste encore deux trois petites choses à vous dire, que je ne tiens pas à mélanger avec la cuisine de Viktor Arguinzoniz, je les garde pour demain, pour le chapitre II de ce billet: L'Enfer.



* il faudra d'ailleurs que je fasse bientôt à Toulouse un détour par le Frontonnais puisque, mon bon Docteur en témoigne, Gérard Garrigues, le grand Gérard Garrigues y cuisine tous les soirs avec son épouse, dans un ancien chai de Vacquiers, à l'enseigne du Ménagier.


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