Moritz, le vin mis en bière.
Le vin et la bière sont-ils miscibles? Non, répondent en cœur les "Catalans de souche" qui fréquentent la Fàbrica Moritz. On les voit, gênés, mettre un doigt de pied prudent dans l'annexe pinardière très récemment inaugurée de cette brasserie centenaire de Barcelone. Puis s'enfuir. Le vin, après tant d'années de wine education, de spéculation, de prise de tête, de masterclasses, de branlette, de tout ce qui justement n'a rien à voir avec le vin, ça effraie. On se dit qu'on y comprendra rien. Que ce sera cher. Tandis qu'à quelques mètres, côté binouze, la foule s'agglutine. Parce que la bière, ça rassure, c'est "convivial", on la boit sans intercesseurs, sans grands prêtres, sans docteurs de la Foi. Et moi, je me retrouve presque seul, dans une annexe que même les couguars suréquipées désertent. Le vin, portion congrue? Faire-valoir? Tristesse, en tout cas. Ici.
La Fàbrica Moritz, témoignage barcelonais d'une Alsace du XIXe siècle, qui, sans compagnies low-cost ni subventions, était gourmande du Monde. Je ne suis pas historien, mais quelques gouttes de mon sang me l'ont raconté. L'édifice, de brique pauvre, a subsisté, à échappé à l'appétit vorace des promoteurs contemporains qui, tout en négociant le bout de gras en patois, n'ont de cesse de désintégrer le patrimoine architectural, culturel, identitaire de la ville. On a décidé, louable (et coûteuse) ambition, de la faire revivre, cette brasserie. Et, comme rien n'est trop beau pour la boisson nationale, on a appelé à la rescousse une star, celui qui a réussi à faire bander, presque sans Viagra, la Torre Agbar. Oui, vous savez, la Torre Agbar, ce godemichet géant, turgescent, qui désormais, au concours de cartes postales, fait concurrence à la "cathédrale" de Gotham City, à cette sombre Sagrada Familia. Jean Nouvel, donc, le Shakespeare architectural de
l'époque, d'un coup de baguette qu'il est impensable de ne pas trouver magique, a sauvé de l'oubli cette usine à houblon.
Je ne vais pas faire la fine bouche. Moi, l'idée de cette Fàbrica me plaît bien. Sur le papier. D'autant que, par la force des choses, par l'absence, en raisonnant par élimination, je suis bien obligé en Catalogne, vues les cartes des vins, de boire de la bière. Et, parmi celles qu'on trouve a la caña, la Moritz est la moins sucrailleuse, la plus simple à admettre pour un palais que le Coca-Cola n'a pas formaté. Donc, à son ouverture, j'y suis allé manger deux babioles, une "mixte" à la mayonnaise improbable. Ce n'était pas Colmar, ça sentait un peu le frigo, le service avait ce côté "armée mexicaine" avec des adjudants au pas bruyant dont on aurait volontiers fait l'économie, mais c'était correct. Du côté architectural, c'est plutôt réussi, dans un style post industriel genre East London, Wapping Project (merci délicieuse Florence de m'avoir entraîné là-bas!), en plus tiède; l'éclairage, en revanche, est catastrophique, c'est une coutume locale.
Un local, attenant à la brasserie, devait ouvrir sous peu. Le dossier de presse était formel: on allait dans ce lieu mystérieux révolutionner la façon de boire du vin à Barcelone. Révolution promptement confirmée, avant même l'ouverture, en avant-première, par tous les grands publi-reporters régionaux devant les yeux ébahis desquels on avait fait fait briller une rafale d'étiquettes prestigieuses. Allergique à la lumière des flashes et aux poignées de mains qui tachent, je n'y suis passé que le lendemain. Gueule de bois? Organisation "à la catalane"? Malgré l'immense gentillesse du personnel, un évident empressement et deux grands canons, c'était assez peu convaincant, brouillon et tâtonnant. À revoir.
Je remets donc le couvert. Discrètement. En solo, comme le vieux misanthrope qu'on pourrait croire que je suis. Pour faire le mec qui s'y connait, le jeune, celui qui fréquente la Bloglouglou* et qui, du coup, bénéficiant d'une déprise (au sens agricole pas psychanalytique), partage désormais le cœur de cible de la presse pinardière (française) avec la ménagère de moins de cinquante ans (petite sœur de la couguar déserteuse évoquée plus haut), je commande un ballon du Grotte di sole rouge d'Antoine Aréna. Digressions, certes, mais quelle chance d'avoir pu voir respirer l'air de Patrimonio à l'époque où les Dupont et Dupond (Aréna et Leccia) de l'île "débutaient"! Dire que ça m'a valu ensuite d'être traité de "barbu"… La Corse me manque. Passons. Je jette un coup d'œil distrait à la carte du menjar. Distrait, parce que la fois précédente, j'ai goûté à la gamelle, un bœuf "à la bourguignone" sans lardons mais avec fautes d'orthographe, dans une mignonne cocotte orange de Turckheim et que j'ai trouvé que ça sentait un peu le Knorr. Pour faire diversion, cette fois-ci, je prends les "petits fours", en français dans le texte. La charité chrétienne m'impose d'éviter d'exprimer une opinion sur les choses qui arrivent dans mon assiette. On m'a trop reproché ces derniers jours mon manque d'indulgence, j'ai bien compris que toute vérité n'était pas bonne à dire, je suis à deux doigts d'être considéré comme un paria. Donc, je fais le diplomate. Je mets de l'eau dans mon vin.
Justement, venons-en au fait. Au vin. C'est l'essence même de cette annexe de la Fàbrica Moritz. Zappez les vins au verre, vendus au compteur**, ceux qui se servent dans ce quartier catalaniste "avec deux pailles". Demandez la carte des grands garçons. Celle des bouteilles. Ne vous attendez pas non plus, comme je vous l'expliquais l'autre jour à Pampelune, à découvrir des trucs insensés; on est en Espagne, le "sommelier" ne vous sert que ce qu'il y a au catalogue des quelques grossistes du coin; son interlocuteur, c'est l'agent commercial avec pince à cravate, pas le vigneron. Des classiques, donc, des vins médiatiques, mais, c'est tout l'intérêt du lieu, à des prix qui, pardonnez-moi, vous trouent le cul! Onze euros, sur table, Le vin est une fête d'Élian Da Ros, vingt euros La Fortune d'Aubert de Villaine, vingt-cinq le côtes-du-rhône de Clape, etc, etc. Côté espagnol, c'est plus difficile, il y a cependant quelques trucs si l'on évite les vaches sacrées en chêne massif, du Jose Luis Mateo, par exemple.
Le service s'est professionnalisé aussi. Les "anciens" ont pris leurs marques et on leur a adjoint un petit nouveau, un Français dont c'est visiblement le métier. Malgré les rares consommateurs, sous cet horrible éclairage rouge façon Star Trek qui fait plus bar à putes que bistrot, l'ambiance est plutôt sympathique, très décontractée même pour cette zone non touristique où le style constipé est de rigueur. Par parenthèse, quand je vois ces sommeliers se démener, je me dis qu'il faut une sacrée constance pour supporter une clientèle pareille, radine et renfrognée, qu'une âme de Don Quichotte est indispensable pour tenter de leur faire boire du vin. Car, compte tenu de son emplacement, la Fàbrica Moritz n'attire malheureusement pas pour l'instant d'étrangers*** qui en général égayent le lieu et font tomber des bouteilles. Peu importe. Allons-y. En faisant abstraction de tout ça, en se contentant d'un plateau de fromages ou de cochonnailles, on peut se payer quelques belles étiquettes à prix discount. C'est toujours ça de pris!
* surnom donné au mundillo, parisien principalement, qui, sur le Web, parle du vin, de préférence des vins de djeun's.
** grâce à un système un peu complexe qui conserve les bouteilles entamées et délivre le vin au dixième de centilitre près.
*** il faut dire que, d'entrée, on ne vous propose qu'une carte en patois, donc, d'une certaine façon, on a que ce qu'on mérite.
Commentaires
Enregistrer un commentaire