Le goût d'un autre.
Mon propos, quel est-il? Qu'on a le droit de ne pas aimer. Que c'est, dans le domaine du vin comme dans tant d'autres, une sorte de liberté fondamentale. Évidemment, c'est plus facile quand on boit à l'aveugle, quand on goûte les crus pour ce qu'ils sont, pas pour leur image sociale, pour leur tralala (ou leur absence de tralala), pour leur rareté, pour leur prix. "Génial, forcément génial", ça n'existe pas. Ça n'existe pas à cause d'un facteur qui échappe à tous les mécaniciens des classements, des médailles et des notes, un facteur merveilleux: l'humain. Ce sont des êtres humains, avec leur vécu, leur physiologie, leur culture, leur désir qui dégustent. Pas des machines. "Tous les goûts sont dans ma nature" chantaient Dutronc et Daho, il y a un peu de ça. C'est une histoire de goût, c'est une histoire personnelle. Ou, en tout cas, qui doit l'être, personnelle.
Car, évidemment, en matière de goût, même si ce ne sont pas des machines qui dégustent, trop souvent (et c'est encore pire!), ce sont des moutons. Parmi ces charmants ovins, je distinguerais d'ailleurs deux catégories: les formatés et les benêts.
Les formatés, eux, d'une certaine façon, sont des moutons qui ont choisi d'en être. Souvent, tout petits déjà, ils buvaient comme papa, ont évité la crise d'adolescence et, à l'école, notaient à la virgule près la bonne parole du professeur qu'ils avaient le don de régurgiter ensuite, par cœur. L'élite de ces génies de l'oubli de soi s'est ensuite perfectionnée, compilant sans modération, ni pondération, les notations pinardières, allant même parfois (la crème de la crème!) jusqu'au lavage de cerveau intégral; on les appelle alors des Masters of Wine, Grands Maîtres de l'Objectivité Formatée, chantres planétaires du vin globalisé. Chez eux, le goût personnel est un défaut, l'essentiel doit être la conformité. Comme pour les boulons de 12. Si, par exemple, vous leur faites goûter un vin dont les trois-quart des arômes ne proviennent pas d'une forêt de chênes sessiles, ils cochent immanquablement, sans hésiter, la case "défectueux". Des cadors!
La seconde catégorie de moutons, les benêts, ne s'embarrasse pas de longues études. Eux, leur truc, c'est la mode. Pas besoin d'apprendre. Et encore moins de réfléchir! Ils sont là où on les pose, où l'air du temps les pose. Peu importe ce qu'il y a dans le verre, on peut y verser de la pisse ou du vinaigre, ce qui compte c'est l'étiquette. Et gare à celui qui tenterait de les prendre en défaut avec une bouteille de la saison dernière: "has-been!". Ils sont toujours au top, ils scrutent les tendances avec au moins autant d'acuité que les clients de chez Colette. Leur zone d'activité, universelle, ne se restreint d'ailleurs pas au vin. On me racontait hier soir encore l'émerveillement gastronomique de l'un d'eux, tendance cuistot-marchand de fringues, devant "le meilleur restaurant de Barcelone", un bouclard péruvien "incontournable". "Parce que tu comprends, le tecnoemocional catalan, c'est ringard, la cuisine scandinave, c'est dépassé, on n'a pas le choix, il faut manger péruvien!" Le benêt, la plume au cul, ça ne l'effraie pas, pourvu que ce soit up-to-date…
Mais quittons le "goût universel" et revenons-en au plus intéressant, à cette notion du goût personnel, culturel. Pour décrisper le débat (parce que le vin, il y a trop d'argent en jeu, on ne plus rigoler avec ça!), restons dans le domaine du comestible. Avec un produit de saison, le champignon. Je me demande toujours pourquoi les Catalans raffolent des rovellons. Les mauvaises langues affirment que c'est parce que c'est pas cher et qu'il y en a beaucoup. Nous, de l'autre côté de la frontière, on appelle ça en patois des rousillous. Il nous arrive d'en manger, certes, mais quand on n'a rien trouvé d'autre, ni cèpes, ni girolles. J'en connais qui ne les ramassent même pas, qui donnent un coup de pied dedans…
Le rovellon, ou rousillou, c'est le lactaire délicieux (Lactarius deliciosus). C'est sûrement un Catalan qui l'a baptisé comme ça pour lui permettre d'échapper à sa fade destinée de lactaire sanguin. Franchement, c'est vrai que c'est un champignon assez coriace. Pas très goûteux non plus. Mais avec ce qu'il faut d'huile d'olive, d'ail et de poivre… N'empêche que du Roussillon à Barcelone, il est un symbole, le symbole de l'automne catalan et que sur les marchés, il se vend parfois plus cher que le cèpe (pas toujours fameux par ici). Admettons-le, acceptons cette idée du "goût des autres".
J'ai bien aimé sur ce thème le billet d'une jeune sommelière belge, Sandrine Goeyvaerts, dont la liberté de ton me parle. Comme elle, depuis toujours, je pense, bis repetita placent, qu'on a la liberté de ne pas aimer. Que le goût est une histoire personnelle. Qu'il est normal qu'un nez ou un palais ne réagissent pas de la même façon en fonction de leur vécu, de leur éducation, et que, par voie de conséquence, il est tout aussi normal qu'ils n'envoient pas les mêmes signaux à leur cerveau. Prenez, par exemple, quelqu'un qui aurait été culotté son museau au Coca-Cola, sorte de rouleau-compresseur gustatif, je ne vais pas dire qu'il est perdu pour la Science, mais bon… Comment voulez-vous qu'il éprouve des sensations identiques, que sa perception soit la même que celle d'un autre élevé au lait de ferme de montagne ou au jus de pomme naturel?
N'oublions pas non plus le facteur temps. D'abord au sens de l'instant, du moment, de la versatilité de nos envies, heureusement pas toutes monolithiques. Respectons nos désir vagabonds, y compris, pourquoi pas, dans d'éventuelles passades de "mauvais goût". Qu'il peut arriver que nous nous délections d'une vache sacrée. Ou d'une icône. Que tous les goûts sont dans notre nature.
Le facteur temps, c'est ensuite l'âge. On n'aime pas les même choses à vingt ans qu'à quarante. En fonction du contexte mais aussi de sa propre évolution (ce mot induit un jugement de valeur). Là encore, un exemple: celui d'un d'un ami de trente ans, mon camarade Franck Bayard, marchand de vins à Toulouse et sur le Web. Dans les années quatre-vingts, quatre-vingt-dix, dans son adolescence du goût du vin, comme d'autres, comme moi, il buvait du bordeaux, beaucoup de bordeaux. Il était abonné au Wine Advocate de l'Uncle Bob, suivait les Primeurs de Bordeaux comme on va "aux collections", avec fièvre et assiduité. Demandez-lui aujourd'hui ce qu'il pense désormais de cette grand-messe, de ces vins qu'il adulait et qu'il ne peut plus boire, lui qui est membre actif* de l'Association des Vins Naturels. Peut-être, y-a-t-il un soupçon de branchitude dans sa démarche, mais reconnaissons avec lui (pour les vieux que nous sommes), qu'il y a des trucs qu'avec le temps nous ne pouvons plus avaler, que notre palais a changé. Que nous ne sommes pas de bois.
Tout ça pour dire, mais vous le savez déjà, chers lecteurs, qu'il convient de se méfier des icônes et des idoles, que l'apprentissage du vin ne se fait pas dans les livres mais par la pratique de sa bouche, de son nez et des rencontres, qu'il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis.
Le vin est tellement fantasque, lunatique, vivant, ceux qui le jugent, les hommes, si peu fiables, magnifiquement sensibles, que l'objectivité est un leurre. La perfection (quelle chimère!) n'existe pas, sauf peut-être dans l'esprit enfantin de ceux qui s'enivrent à la piètre illusion du 100/100; il leur manque tant de marches à grimper pour comprendre qu'ils ne perceront jamais, profondément, les mystères du vin. Vive la subjectivité!
Notre liberté de jugement, si longue à acquérir, qu'il faut tant de temps pour forger, à l'abri des modes et des sentences para-commerciales des docteurs de la Foi, cette liberté est précieuse. Elle n'a pas de prix. Sans elle, impossible de définir notre goût, qui est personnel, fondamental. Y compris s'il demeure, pour le reste du monde, le goût d'un autre.
*et non Secrétaire comme écrit précédemment sur la foi d'informations tirées d'un bouchon.
Vincent, d'accord avec toi sur l'ensemble. Sauf que je ne suis et n'ai jamais été secrétaire de l'AVN, ni même membre du bureau... Je suis, simplement, comme beaucoup d'autres, cotisant de l'association. Et cela n'a rien à voir avec une quelconque "branchitude", mais simplement parce que cela correspond à mes goûts en matière de vin, à une certaine éthique du métier de vigneron. Par ailleurs, je ne sais pas en quoi aimer des vins faits comme on les faisaient avant l'arrivée de la chimie dans les vignes et dans les chais dénote une certaine "branchitude"...
RépondreSupprimerEt quand un vin ne me plaît pas, même "naturel", je sais le dire aussi...
Franck
Que des menteurs, ces Toulousains? je corrige!
SupprimerQuant à la "branchitude", un soupçon, ça veut dire pas beaucoup…
Même pas un soupçon, Vincent. Simplement le goût qui évolue. Seul mon palais me guide...
SupprimerEn tant que secrétaire de l'association des mycophiles mycophages de Pedzouille les oies (Doubs du haut), je voudrais juste apporter une précision au sujet du fameux sanguin tant recherché dans le Sud (France, Italie, Espagne): il s'agit de Lactarius sanguifluus, comestible estimé, notamment au Sud de la Loire, où il pousse volontiers, mais aussi sur une ligne Somme-Ardennes (d'après Marcel Bon, qui est au champignon comestible d'Europe occidentale ce que Marcel Mauvais est au champignon vénéneux). Le lactaire délicieux (Lactarius deliciosus) est également comestible, plus commun, probablement souvent confondu avec le lactaire sanguin. Ici, dans le Jura notamment, nous avons à foison une variété très ressemblante, Lactarius deterrimus, qui n'est qu'un ersatz, un comestible sans valeur, volontiers verdissant avec l'âge. Il en pousse des tonnes, que personne ne ramasse. Sauf des cueilleurs tchèques, polonais ou roumains, dans le but de les revendre à bas prix comme lactaires délicieux pour alimenter les marchés espagnols très demandeurs de "sanguins". Il s'agit d'une arnaque manifeste, et, cette année particulièrement riche en champignons, les fraudeurs n'ont pas manqué de se faire épingler par la maréchaussée des forêts, avec parfois plus de 400 kilos de champignons bas de gamme à destination du marché espagnol, qui ont finalement été détruits sur place. C'était mon coup de sang de la soirée...
RépondreSupprimerMerci de ce merveilleux éclairage, Olif, et qui tombe en pleine saison! Je m'en vais de ce pas communiquer aux autorités catalanes l'existence de ce trafic de L. deterrimus dont les honnêtes citoyens sont les victimes. Cela étant, ici (sauf en patois ancien où existe le terme pinatell désigne le deliciosus), on ne fait guère la différence sur les étals et dans les restaurants entre deliciosus et sanguifluus.
SupprimerPS: en revanche, je connaissais Trifouilly-les-Oies, mais pas Pedzouille…
SupprimerLe marché des champignons est censé être très contrôlé, du fait des risques d'intoxication, notamment. Je suppose que les marchés parallèles dont je parle sont connus des deux côtés de la frontière. La chasse aux fraudeurs et aux cueilleurs intensifs est la règle en pleine saison du champignon (les cueilleurs n'ont légalement droit qu'à 2 kilos/personne et par jour, il me semble)
SupprimerOui, c'est bien ça Olif... Reste que ce lactaire que l'on nomme ici Roubellou (prononcer "roubeyou"), même grillé au feu de sarments comme on l'aime ici, ne me plaît mais alors pas du tout. Faudrait que tu nous trouve une recette de ton cru pour me le faire croquer. Peut-être avec un peu de Vin Jaune ?
SupprimerUn bon journaliste vérifie toujours ses sources surtout quand elle est alcoolisée...oups!
RépondreSupprimerBen, il n'y avait pas de raisons, tu me l'as dit dans la journée…
Supprimer;-)
Ça n'enlève pas que tu es une des meilleures sources alcoolisées du Sud-Ouest!
SupprimerOn devrait te déclarer d'Intérêt public, comme la Mont Roucous et l'Ogeu.
SupprimerPour ceux qui veulent aller boire directement à cette source alcoolisée, en voici l'adresse: http://ideesliquidesetsolides.blogspot.com.es/2012/05/la-psychologie-du-bougnat.html
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