Le fantôme de Pampelune.


En fait, dès votre arrivée à l'hôtel c'est lui qui vous accueille. Ou plus exactement sa tronche, à la réception. Remarquez, c'est un peu normal, La Perla, c'était sa maison durant ses nombreux séjours à Pampelune, il prenait la chambre 201, ou la 217. La 201 est d'ailleurs toujours meublée de la même façon que dans les années vingt, quand il  conçut, à partir de ses souvenirs de la San-Fermín 1923, Le soleil se lève aussi.


Plus modestement (lui, il avait les moyens de s'offrir une suite!), j'ai dormi dans le lit d'Orson Welles. Avec la fenêtre d'un des balcons ouverte afin d'entendre, malgré la fraîcheur de l'automne navarrais, la rumeur nocturne de la calle Estafeta, cette rue dont le pavé constitue la dernière ligne droite des célèbres encierros de la feria. Les arènes sont juste au bout. À ce propos, tant qu'à cancaner, nous avions un voisin sacrément chic dans la 105, Manuel Laureano Rodríguez Sánchez. Enfin, Manolete, quoi… 


Plaza del Castillo, juste à côté de l'hôtel, il y a le grand café de la ville, l'Iruña. Magnifique. Rien n'a changé. Pampelune fait partie de ces endroits où l'on a préféré entretenir que détruire. En cette fin d'après midi, sous les lambris de l'Iruña, ce sont les mamies qui viennent prendre leur chocolat/churros; je file par la porte de droite, dans un rincón davantage porté sur le vin et les boissons fortes. Et sur qui je tombe? Lui! Encore lui! Encadré cette fois par deux touristes en K-Way qui se font tirer le portrait à ses côtés avant de filer sans commander la moindre consommation. À voir son air plus désolé que réprobateur, je comprends bien qu'il ne goûte guère leurs manières. Quant au barman, blasé par ces allées-et-venues, il m'explique que s'il touchait une pièce à chaque fois qu'un couillon vient se faire photographier en compagnie du grand homme, il serait riche.


Bon, c'est pas le tout! On boit un ou deux verres pour se mettre en train et on file au marché municipal, juste derrière la mairie: il faut trouver du bœuf, du vrai, du bon, comme celui qu'on a mangé à la Sidreria Martintxo.Parce que Pampelune, c'est une ville à manger!


Mission accomplie pour la viande, deux belles côtes de bœuf de Galice, trois kilos sur la balance. Chez Angel Yarnoz, dans les halles. Parce qu'ici, contrairement à ce que je vois à Barcelone, le boucher a un visage et sa boucherie sent la boucherie, au sens propre du terme. En plus, si je vous disais le prix… Allez, je vous le dis: dix-huit euros le kilo! Bah, on va dire que c'est le Bon Dieu qui me console pour les fois où je me suis fait enfiler avec du baby-bœuf de merde à Barcelone. En tout cas, je crois que ça lui aurait plu à l'autre barbu, au grand homme, ces morceaux de barbaque. Il aurait plutôt mangé ça dans Paris est une fête, après ses harengs pomme à l'huile. Est-ce que vous savez, au fait, que c'est à partir du titre de ce roman que m'est venue l'idée du vin d'Élian Da Ros, Le vin est une fête? Comme il se doit, à la loge d'à côté du Mercado publico de Pamplona, les légumes sont "navarrais", c'est-à-dire tentants, les piments doux me tendent les bras et les écrevisses m'interpellent.


Et nous voila de nouveau dans la kalea Estafeta, en basque dans le texte, dans cette langue qui sautille, qui se chante autant qu'elle se parle. On salue notre chambre, juste au dessus du bar de l'hôtel, pas mal ce bar, pour un premier verre, animé, international. Dehors, il fait carrément froid, un air cristallin descend des Pyrénées, là où il aimait pêcher la truite. Il a été un de mes compagnons d'adolescence; rien que pendant mes classes, pendant que les Jaguars hurlaient sur nos têtes, j'ai dévoré les deux tomes d'Îles à la dérive. Il me racontait Cuba, les hanches larges mais tendres de Liliana, les interminables séries de daiquiris au Floridita, il était triste, désespéré, glacé, sous les palmiers, je le le lisais gaiement en dormant sous la tente, rangers au pieds (pour qu'elles ne gèlent pas…), par -15°C, ses mots me réchauffaient.


Je repense à ces cons de touristes en K-Way, au Rincón, qui filent sans boire, comme des rats. Peut-être même ne l'ont-ils jamais lu? Et ils détestent la corrida? C'est drôle (en fait pas vraiment), ce statut de héros littéraire du XXe siècle, ce côté people, l'élan qu'il continue de susciter, cette "marque" qu'est devenu son nom. Jusque sur un kebab d'Estafeta! Dans un autre registre, je me souviens avoir bien rigolé, il y a une dizaine d'années, en voyant l'enseigne façon contre-pied d'un petit bar bruyant, à Madrid, sous la Plaza Mayor: "ici, Ernest Hemingway n'a jamais bu un verre"… Pour l'heure, il faut marcher dans les rues de "sa" ville, excellents pintxos au Gaucho, calle Espoz y Mina, presque aussi bons que ceux du bar voisin de l'hôtel Europa; en plus, on y sert le petit vin d'Emilio Valerio qui, pour moi, symbolise cette noblesse paysanne de Navarre. Ce n'est pas la San Fermín mais une grosse soif me prend, je finis la bouteille. La Perla n'est pas loin, tout est proche à Pampelune. Dire qu'à l'école je ne voulais pas lire Le vieil homme et la mer!

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