Le cassoulet, Toulouse et le blasphème.


D'un seul coup, un doute, effroyable, m'étreint: et si j'étais en train de commettre un blasphème? Je regarde mes mains, grasses, collantes, souillées. Et cette viande impure sur la planche à découper. Dans deux jours, il y a cassoulet. Qui dit cassoulet dit bouillon, bouillon de cochon (toutefois rehaussé de poitrine de mouton). Me voila donc en train de désosser ce qu'il reste des deux pieds, fendus par le milieu, qui ont offert à l'eau de source leur onctueuse gélatine. Onctueuse, oui, mais impure.


Impure, oui. Il faudrait que je vive avec mon temps, que je mette à jour ma recette du cassoulet toulousain. Que je m'inspire des organisateurs du Printemps de septembre* qui, par leur réactivité, ont su éviter à la Ville rose un irréparable blasphème. Est-il besoin que je revienne sur leur formidable acte de courage bien résumé, de façon documentée, sur le site Carré d'Info, satellite de Rue 89 et complétée par une interview dans la Dépêche du Midi? Ces penseurs d'avant-garde ont su, au centre d'une ville occidentale du XXIe siècle, en quelques secondes, pour des broutilles, éteindre, de façon médiévale, les réverbères de la culture. En France, au pays des Lumières, clairvoyants, ils n'ont pas hésité à censurer, parce qu'elle heurte certains musulmans, une œuvre d'art propriété d'un musée qatari; c'est d'autant plus admirable de leur part qu'à Doha, à soixante kilomètres de la rigoriste Arabie Saoudite, cette œuvre impie avait échappé à la vigilance des censeurs. Gloire à eux qui, au nom d'une tolérance molle, attrape-tout, en fait d'un unanimisme couard, ont osé accepter la défaite de la culture face à l'obscurantisme, gloire à ceux qui ont osé baisser culotte.


Au vu d'une actualité plus récente, d'apparence plus grave, en regardant hier soir le Ministre de l'Intérieur prendre de faux airs de Georges Bush à la télévision, j'ai failli ne pas publier ce billet. Est-ce vraiment le moment d'en rajouter, au cœur de cette crise économique, sociale, qui est, comme il se doit, le paradis des dégénérés et des fouteurs de merde? Mais en même temps, comment continuer de se taire? Comment continuer d'ajouter son mutisme à tant d'autres, n'y aurait-il pas quelque chose de "munichois" dans notre attitude collective? Pensant nous offrir une illusoire paix civile, de reculades en reculades, nous foulons aux pieds non pas les versets du Coran mais des valeurs précieuses qui ont fondé notre démocratie, qui ont permis que nous jouissions d'une folle liberté qu'envient tant de femmes et d'hommes sur Terre, dont pas mal de musulmans.

 
Allez, assez parlé politique, retournons en cuisine, à mon fétichisme du pied de cochon et commettons joyeusement ce blasphème! Quoi de plus branché que le blasphème. Je blasphème, tu blasphèmes, il ou elle blasphème, nous blasphémons… Cassoulet, donc, au menu. Nous ferions bien d'en manger plus souvent du cassoulet. Cathare** et radical, franc-maçon éventuellement, il nous rappellerait tant de principes que nous faisons mine d'avoir oubliés. Savez-vous que ce plat est issu d'un mode de cuisson, en ragoût, en tajine, hérité du passage des Arabes en terre occitane? Que c'est ainsi que les Sarrasins cuisinaient l'al lubiya, l'alubia en espagnol, le haricot en français? Sauf que ce haricot, à l'époque, n'en était pas encore un (c'était une fève ou un dolique), parce que le haricot, le vrai, n'arriva en Europe que bien après 1492; encore un immigré! Un pauvre immigré sud-américain, débarqué dans des valises mi-génoises, mi-espagnoles mais adapté à notre goût par des jardiniers italiens. Ces mêmes Italiens, des potiers, qui qui nous enseignèrent l'art de tourner la cassole, ce plat à four de terre rousse recouvert d'enduit de calcine (méthode nord-africaine). À la recette arabe, nous avons bien sûr ajouté le porc, cette merveille de la Nature que notre Église catholique (qui pourtant en a fait elle aussi des conneries) a eu le bon goût, en fait pour des raisons climatiques, de ne pas nous interdire et qui a sauvé de la faim tant de nos ancêtres. Par parenthèse, et sans vouloir engager d'inutile polémique, il serait peut-être temps que les docteurs de la Loi musulmans et juifs comprennent qu'au temps béni des réfrigérateurs, tout est bon dans le cochon, même dans les pays chauds. Aggiornamento, aggiornamento, j'en parlais au début…


Voila donc pourquoi, alors que l'épidémie de blasphémite aigüe fait rage, en toute connaissance de cause, je publie ma recette, bâtarde, impure, du cassoulet. Évidemment, ce faisant, je sais que je peux entrer dans le champ d'action de telle ou telle association de défense de tout et de rien. Mais tant pis, finissons-en, avec les renoncements. Et tant qu'à faire, tant qu'à heurter les consciences et bafouer la foi, quitte à choquer les organisateurs du Printemps de septembre, alors que des illuminés s'en vont purifier les hôtels tunisiens, je ne saurais trop vous recommander d'arroser ce plat d'une ou plusieurs bouteilles de vin. Eh oui, du vin, avec de l'alcool dedans, al khul, merveilleux "mot voyageur", arabe mais pas vraiment, comme nous l'explique joliment Amin Maalouf. Bon cassoulet, bonnes agapes, donc, un plat que je vous invite à savourer en planchant (que cela ne vous coupe pas l'appétit!) sur un thème d'actualité: "peut-on confondre la liberté de pensée, la liberté de croire et la "liberté de contraindre?"
Car, comme l'écrivait Alexandre Vialatte, c'est ainsi qu'Allah est grand!


MA RECETTE DU CASSOULET
pour 6 personnes, j’utilise :
1 kilogramme de haricots secs (des gros tarbais baraqués et sucrés comme des châtaignes, des lingots voleurs de parfums et de sucs ou de frêles et tendres cocos prêts à s’imbiber des jus de viande)
2 litres d’épais bouillon de cochon noir (confectionné entre autres avec les oreilles et la queue de cette bête aussi grosse et aussi noire qu’un Miura de Zahariche à Carmona près de Séville)
200 grammes de couennes et 1 andouille de couennes
1 bout d’oreille confite
1 jarret de porc et des coustelous (comptez 6 os à ronger)
saucisse fine à volonté
200 grammes de collier de mouton ou de vieille brebis (faites les soldes chez le chevrotier)
200 grammes de poitrine de mouton (pour le bouillon)
100 grammes de lard vieux
un bout d’os rance ou de talon de jambon
2 cuisses de confit d’oie
4 carottes, 1 poireau, coulis de tomate, 3 oignons, 20 grains d’ail rose de Lautrec, 3 clous de girofle, persil, sarriette, laurier
sel sans excès
poivre en abondance

L’avant-veille, faire tremper les haricots en jetant ceux qui flottent à la surface. Dans le même temps, préparer le bouillon en immergeant dans l’eau froide (eau de source non calcaire) oreilles, queue, pied et autres morceaux que la morale réprouve. Le bon goût impose un bouquet garni.

La veille, bien rincer les haricots à l’eau froide. Les mettre à cuire au bouillon dégraissé, avec le jarret, l’andouille, un quart du collier, les couennes, un bout d’oreille confite, le lard vieux et le jambon hachés, les carottes en rondelles, le poireau ciselé, les deux oignons cloutés, les trois-quarts de l’ail, vingt grains de poivre noir et deux cuillères de graisse d’oie. Un des axiomes du cassoulet - qu’il convient d’appliquer dès cet instant - est d’éviter de remuer, touiller, malmener le haricot ; il faut le laisser suivre son train de sénateur, deux heures à couvert sur feu doux, dans une marmite haute à fond épais.
Pendant que le haricot distille son jus, dans une poêle*** ou une sauteuse, préparer une sorte de fricassée de mouton avec le reste du collier et de l’ail. On doit saisir, pas bouillir ! À la fin, ajouter trois cuillères à soupe de coulis de tomate, une pincée de sarriette et quelques tours énergiques de moulin à poivre. Parallèlement, faire rapidement griller au four la surface des coustelous. Dans le même ordre d’idée, on peut dans une autre poêle, donner un peu de couleur aux morceaux de confit d’oie que l’on découpera ensuite en six morceaux.
Deux heures se sont écoulées depuis le début de la cuisson des haricots, l’heure est grave. Le moment délicat, en tout cas. Frotter d’ail la cassole. Avec précaution, pour ne pas blesser les haricots, retirer les couennes et les utiliser pour tapisser les parois intérieures du plat de terre rouge. Verser ensuite une première couche de haricots, puis du jarret, coupé à la main en petits bouts, de l’andouille en rondelles, des coustelous détaillés, du confit, le mouton. Poivrer virilement, saler éventuellement. Recouvrir du reste des haricots, poivrer encore, puis mouiller plus qu’à hauteur avec le jus de cuisson du mouton et celui des haricots. Conserver au frais le surplus de ce dernier jus ou de bouillon de cochon s’il en reste.
Enfourner à cent, cent-dix degrés. Là, commence l’école de patience : la cassole devra rester au moins douze heures à ce régime pour que la cuisson s’opère réellement. Entre-temps, casser la croûte, l’enfoncer et arroser si besoin. La surface doit brunir mais jamais noircir. Quand tout vous semble juste et parfait, que les douze heures pleines se sont écoulées, éteindre le feu et retirer la cassole de son bouillant logement. Laisser tendrement refroidir, c’est à ce moment là que l’idée vient au haricot, qu’il infuse. Couvrir la cassole d’un torchon de cuisine et mettre de côté pour le lendemain.

Au petit matin du Grand Soir - ou de l’immense Midi - faire préchauffer le four à cent-dix degrés, le parfumer de quelques brindilles d’ajoncs aromatiques, et y introduire le cassoulet froid, éventuellement mouillé d’un peu de bouillon. Laisser réchauffer deux heures. Pendant ce temps, alors que l’on s’embrasse et que l’on débouche les bouteilles, sortir votre meilleure poêle 43 de tôle noire, la graisser légèrement et la faire monter en température pour griller la saucisse fine préalablement sortie du réfrigérateur.
Porter la cassole brûlante sur la table, ainsi que la saucisse servie dans sa poêle, les convives y « piocheront » tandis qu’ils mangeront le haricot.

Il va de soi que les restes de ce plat - si par bonheur il en reste - seront gentiment réchauffés le lendemain et avalés aussi discrètement qu’égoïstement.


* un Printemps de septembre dont on me dit par ailleurs qu'il vole à peu près au même niveau que tout ce qu'on organise actuellement à Toulouse en matière culturelle, c'est à dire pas très haut.
** cathare, au sens de l'insoumission,  pas d'une religiosité somme toute assez sombre.
*** quel instrument galvaudé que la poêle ! Sous prétexte de ne plus attacher, on l’a souvent traitée de telle façon que le meilleur rôtisseur réussirait à y faire bouillir la plus belle pièce d’un bœuf gras de Bazas, de Saint-Girons ou de Montréjeau. Heureusement, la marque Le Sanglier produit encore de bonnes poêles de tôle noire qu’il convient de culotter longuement à la graisse avant que de les utiliser. Et des quincaillers de métier en vendent. Et elles ne sont jamais collantes.

Commentaires

  1. J'ai goûté jadis un cassoulet "pharaon" et j'ai encore la langue qui colle, c'était juste plus fort que le stade et cohen réunis...
    Un peu plus je me prenais pour le patron de la Dépêche du Midi... Res...pets. La bonne nouvelle Vincent, c'est que si tu veux manger du bon cochon et boire des bons canons à Toulouse, il faut aller chez les arabes (ils se reconnaîtrons). Et puis aussi il y a une très belle expo photo aux abattoirs. Belle photo de l'hallal aux grains...

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    1. Oui, ce n'était pas si mal le cassoulet "Pharaon", mais je me suis encore perfectionné. Quelle expo aux Abattoirs?

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    2. Vincent as tu déjà mangé du cottechine, ce gros saucisson italien à la couenne épaisse qu'on fait cuire trois heures avec de gros haricots de la vallée du Po ? Si tu as l'occasion, ne loupe pas ça...

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