Le steak à 3000€ et les jambons.
J'adore la bouffe, j'adore bouffer, et je pense même qu'il n'est pas exagéré de considérer qu'il s'agit d'une de mes passions. Il m'est arrivé, il m'arrive, de faire des pieds et des mains, des kilomètres aussi, pour trouver tel ou tel produit dont j'espère qu'il enchantera mon palais, et celui de mes convives. Cette quête, que dans les grands restaurants (avant qu'ils n'achètent de la merde au pousse-caddies), on appelait "le garde-manger"* fait partie des fondamentaux de la cuisine. C'en est même à mon sens la condition sine qua non.
Il n'empêche qu'une nouvelle posture dans le mundillo rance de la foodisterie me gonfle profondément, posture éminemment parisienne s'il en est, celle de "l'artisan-artiste". Oui, vous savez, fond noir à la Arthus-Bertrand, le type pose sur papier glacé dans des photos aussi naturelles (et proches de son métier de base) qu'un lifting hollywoodien. Il a l'air fortement inspiré, le regard perdu dans ses pensées, fixant l'inaccessible étoile(qu'il vous proposera à la vente dans quelques jours), l'œil humide, une main délicatement posée sur un bout de bidoche, un quignon de pain ou que sais-je encore, un aliment que les moutons de Panurge devront absolument avoir dans leur assiette toute la saison (au sens fringues) durant. L'agence de com' n'est jamais très loin derrière qui fournit à la pompom girl l'invitation et les éléments de langage copie/collables indispensables pour retranscrire avec spontanéité sa folle émotion. Bref, beaucoup de Kooneries (au sens de Jeff**) dans tout ça…
Dernière histoire en date, qui me semble encore un peu molle du genou en France mais qui s'est répandue comme une traînée de poudre ce week-end en Espagne, le "steak à 3000€". Les Espagnols adore ce côté texan du truc "le plus cher du Monde", dans le genre concours de quéquette, c'est assez assorti avec les Cadillac blanches de douze mètres de long.
Le steak en question, pourtant, ne vient pas de Galice (humour…) mais d'une boucherie très française, la Maison Polmard, née dans la Meuse et désormais implantée "là-où-il-faut", en plein Saint-Germain-des-Prés, à l'angle de la rue de l'Abbaye et de la rue de la petite Boucherie. D'Alexandre Polmard, l'héritier, les grands publi-reporters écrivent qu'il s'agit du "boucher 2.0". Je pense parce qu'il vend en ligne, comme Amazon, sur son site très bien fait. Ou peut-être tout simplement parce que l'attachée de Presse leur a soufflé. Au delà de ces paillettes à bon compte, Polmard, c'est du sérieux, éleveurs et bouchers à Saint-Mihiel depuis cent-cinquante ans. Leur spécialité, c'est la Blonde d'Aquitaine. Bon, la Blonde, chacun ses goûts…
Mais là, franchement, le coup de ce steak à 3000€, c'est un poil too much! Alexandre Polmard met en vente Hibernatus, un bout de bœuf vintage, quinze ans d'âge (dix + cinq…), conservé selon la technique familiale du "dry aging". La viande est suspendu à une température de moins 43°C dans un violent courant d'air à cent-vingt kilomètres heures. Si j'étais cruel, je dirais que 3000€ le kilo pour de la viande congelée, c'est effectivement un record…
Je comprends bien le coup de pub, l'envie de buzz, et il fonctionne puisqu'on commence à en parler. Mais si j'en reviens à ce que je disais au début, sur la quête du beau produit, il me semble quand même qu'il y a une limite. Une limite qui a presque à faire avec la décence. Avec ce moment précis où, en prétendant te vendre un steak, on te prend pour un jambon.
* Ça a été un temps le métier de mon camarade Fred Ménager, de la désormais célèbre Ferme de La Ruchotte; il l'a exercé chez le grand Alain Chapel, en un temps où la gastronomie ne prenait pas le Métro. À propos de La Ruchotte (même si je ne sais pas si j'ai le droit de vous révéler ce secret), Fred organise un nouveau repas de dingue en janvier, le dimanche 17. Au menu, "le vol-au-vent de grande cuisine bourgeoise" que je vous avais montré ici. Je ne pourrai pas être en Bourgogne ce jour-là, je sais que c'est une faute.
** Je précise, pour les amateurs, que si l'amusant vase tête de vache ci-dessus est bien de Jeff Koons (en vente ici pour $5000, on aime les prix ronds là aussi…), le veau du bas est une œuvre de Damien Hirst, autre businessman (et milliardaire) de l'art contemporain. Cette œuvre, Mother and Child (divided) , est visible au musée Arstrup Fearnley d'Oslo.
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