Le funambule patient.


Le vignoble de Jurançon est un miracle. Car même si Pau demeure une élégante, semblable à ces femmes élancées qu'on dirait éternellement de retour de l'Océan, la quitter est une horreur. Comme toutes les villes d'aujourd'hui d'ailleurs. S'extirper de leur ventre tiède, s'éloigner de leur nombril, ce centre confortable, est toujours un mauvais moment à passer. La disgrâce de faubourgs surpeuplés de mozabites en plastique, les camps pavillonnaires sponsorisés par Leroy-Merlin (un monarque et un enchanteur pour pareille misère, un comble…), ces zones commerciales où règne le caddie, des zones, oui! Nos générations devront rendre des comptes devant l'Histoire pour cet enlaidissement systématique, méthodique, de la France.


Mais revenons-en à Pau. Au miracle de Jurançon. Dès qu'est franchi le nécessaire no man's land du Progrès et son univers giratoire, on tourne à droite, grimpe un raidillon et on a la sensation de se perdre dans une forêt dense, humide, quasi-vierge, comme on changerait d'espace-temps. Puis apparaissent les vignes, ces plantations en amphithéâtres, majestueuses, empelousées comme des greens verticaux, cousines des montagnes qui tapissent le Sud. 


Nous sommes à Chapelle-de-Rousse. Dans mon esprit, même si c'est un peu simpliste, ici, c'est le terroir de l'acide, de blancs comme des lames de Pallares, tranchants, doux ou secs. Du côté de Monein, l'autre pôle de l'appellation, ils me semblent un poil plus tendres, plus enclins à la douceur.
Dans ce style tranchant, les vinistas connaissent (et ils ont bien raison!) les vins d'Yvonne Hegoburu au Domaine de Souch; la maison de cette dame de vin qui boit les mots est distante de deux-trois kilomètres de l'endroit où nous nous trouvons. Discret, campagnard, le chemin de Larredya plonge dans les bois, puis remonte d'un coup sec. Au carrefour, le coup de volant est cornélien: à gauche Camin Larredya, à droite le Clos Lapeyre. Votons à gauche, ça fera davantage journaliste. De toute façon, rendez-vous est pris à la propriété de Jean-Marc Grussaute.


J'avais adoré les vins de piémont (tels qu'il aime à les intituler) de ce beau gaillard il y a deux ans à Vinisud, des jurançons secs comme je les aime. Ce qu'il a en magasin aujourd'hui dans la belle ferme familiale au volets écarlates est peut-être encore supérieur. Une exquise Virada 2013, ciselée, citronnée, déjà presque accessible aux impatients malgré sa belle pointe d'austérité. En revanche, sa petite sœur de 2014 (bientôt disponible) donne envie de vieillir. Donnez-moi dix ans, que le temps fasse son œuvre sur ce vin majuscule, le dépouille et le complexifie, que s'exprime en lui le goût des Pyrénées! Qu'il prouve qu'il s'agit bien d'un des plus étonnants grands crus de France.


Endormi par les secs, ce que je n'avais pas réalisé, c'est l'extraordinaire qualité des jurançons*. Bien sûr, on peut s'agacer, même à l'apéro, en taquinant le foie gras, sur la gentille "petite" cuvée Costat Darrèr 14 dont Jean-Marc Grussaute a la rare honnêteté de préciser qu'elle est en partie issue d'achat de raisin à une voisine de Chapelle-de-Rousse, madame Pédeflous: c'est aérien, plus demi-sec que moelleux grâce à cette sublime trame acide qui caractérise les vins de Camin Larredya. Mais la bombe, c'est Au Capcèu 2014 qui doit désormais être en bouteille: un liquoreux somptueux, brillant, né sur la piste noire qui dégringole sous la ferme, toujours vif, d'une richesse formidablement exotique. Une pure merveille, et une émotion au moins équivalente à celle ressentie à la fin des années quatre-vingt-dix avec les vins de Souch! À réserver impérativement, et à garder!  


Tant qu'à flirter avec les sommets de Chapelle-de-Rousse, ne pas continuer à aller se sucrer le nez à Lapeyre, chez Jean-Bernard Larrieu, serait une hérésie. Ici aussi, le jurançon se porte tendu. Là encore, les grandes cuvées comme La Balaguera sont à oublier pour pas mal de temps, je vous conseille de vous faire plaisir dès maintenant avec La Magendia 2012, le grand classique de la maison. Sans oublier son joli sec Vitatge vielh dont nous avons bu un excellent 2010.  


Cap maintenant à l'ouest, sur Monein, là où j'ai été initié au jurançon, chez Charles Hours. Charles est gracieux, comme son Clos Uroulat. C'est dans sa cave puis en débouchant des 85 encore jeunes que j'ai compris qu'un vin doux pouvait être délicat. Peut-être finalement m'a-t-il enseigné le funambulisme? J'aime son coteau à l'automne, quand le soleil déchire le brouillard; je me souviens y avoir croisé un chevreuil, comme dans un songe. On ne peut évidemment pas, quand on veut découvrir ce pays, faire l'économie d'un verre de Clos Uroulat


Au passage, sur les conseils d'Alexis Goujard, expert en liquides, j'ai découvert la nouvelle version d'un autre vieux domaine de Monein, Guirardel donc j'ai très bien goûté le Bi dé Prat, en jurançon, presque un peu "décadent" sur le millésime 2010. À ma grande honte, je viens de me rendre compte que n'avais pas encore mis le nez sur le sec, je vous en toucherai un mot à l'occasion… J'en profite aussi pour faire un petit coup de pub à l'excellente Maison des Vins de Jurançon, tenue pas des filles qui aiment ce qu'elle font et proposent même à la vente, en plus des crus locaux au tarif propriété**, des vins d'autres appellations du Sud-Ouest. Bravo!


Le jurançon réussi est assurément un funambule patient. Et qui exige de nous de comprendre, de ressentir cette science inouïe de l'équilibre poussé aux extrêmes, de la comprendre dans le temps comme en témoigne cette miraculeuse bouteille des années quatre-vingts, née dans un chai de Monein dont j'ai le souvenir, rustique à souhait. Elle dormait tranquillement à Toulouse***, histoire d'éprouver notre patience, et de rendre hommage au travail précis, taiseux, des vignerons du piémont pyrénéen.




* Entendons-nous bien, j'applique la règle de l'appellation, ce qui est appelé jurançon tout court est obligatoirement doux, à l'inverse du jurançon sec. 
** Et il y en a un paquet à suivre qui font du bon boulot dans cette appellation !
*** Cachée au fond de la cave du Tire-Bouchon, chez mon pote Philippe Lagarde (ci-dessous)qui nous l'a apportée pour arroser un petit casse-croûte informel mais sérieux.



Commentaires

  1. Bonjour Vincent, merci pour la jolie photo et le lien sur notre site. Nous vous attendons au domaine pour mettre votre nez dans nos secs passés, présents et à venir :-)
    A bientôt, Françoise & Pierre.

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    1. Merci beaucoup, j'en ai acheté en fait, il me faut juste l'ouvrir. Merci.

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    2. C'est probablement du 2012, n'hésitez pas à le carafer et à le gouter sur plusieurs jours. Si vous avez du bon saumon fumé ou un foie gras à poêler, ou mieux encore, à passer au dessus de quelques braises bien chaudes, n'hésitez pas non plus.

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    3. Exact, c'est du 2012! Il attendra un peu, parce que le foie gras en Espagne, ce n'est pas comestible.

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  2. Merci Vincent, Tu m'as littéralement fait voyager dans le passé, au début des années 90 quand je commençais à goûter le vin. C'était au club le Verre à la main chez Ghislaine et Gérard Gauby à Calce en compagnie entre autres de Paul Schramm et de Michel Smith, et ce soir-là au programme c'était les Jurançon d'Uroulat, Bru-Baché et Cauhapé..et putain que c'était bon.
    Et merci aussi car tu me fais voyager dans mon futur : mon GPS m'indique Jurançon à 3H41....peut-être 4 dans ma Saab Jaune.

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    1. Bonne route ! C'est vrai que je retournerais bien à Jurançon en Saab 900. en plus, là, on peut encore rouler décapoté…

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  3. Bonjour monsieur Pousson, madame Hegoburu et nous tous à Souch tenions à vous remercier de nous avoir mentionné dans ce très bel article !
    Nous espérons avoir le plaisir de vous accueillir lorsque vous reviendrez, en Saab ou par tout autre moyen...
    Merci encore, et bravo pour ce que vous faîtes !

    Emmanuel Jecker

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