L'ironie du sel.


"Tu bouffes trop salé !" m'a dit mon docteur. Il n'a pas tort, mais quand on vit en Espagne, au pays du jamón et de l'anchoa, de l'aceituna et du bacalao, difficile de ne pas tomber dans le piège. Sans parler de mon épouvantable (et bien française) addiction au fromage, de mon amour immodéré pour l'authentique confit de canard, celui qui a vraiment connu l'ammochosie*…
Le sel, voilà l'ennemi! Un des ennemis en tout cas, un de ces démons qui sous des formes bien moins naturelles hantent l'alimentation contemporaine. Des plats cuisinés aux desserts, il est omniprésent dans la malbouffe industrielle. Là, au moins, il ne risque pas de me faire de mal, sauf en cas d'accident gastronomique, au restaurant…


Du coup, je regarde le sel. Oh, pas au point d'en compter les grains, juste un peu d'esthétisme, y faire attention. Et, déformation professionnelle, je m'intéresse à son origine. Est-ce qu'en la matière le terroir existe? Franchement, mes capacités gustatives ne me permettent guère de faire la différence. Je vais donc m'abstenir de tomber dans la technique du contre-feu allumée par tant de cuistots qui mettent en œuvre 99,9% de matière première merdique achetée au pousse-caddie et, sublime raffinement, la saupoudre in fine de sept grains de sel de Guérande-Maldon-Himalaya-Salish-Murray (rayez la mention inutile), transmutant par la même leur came de cantine en ambroisie.


Au chapitre des chlorures de sodium pour foodistes, on a connu l'époque Maldon portée par le héraut de la cuisine chimique, Ferran Adrià, qui vantait "sa saveur fraîche très appréciée par les gourmets les plus exigeants". Le Maldon, par voie de conséquence publicitaire, est devenu LE sel de luxe espagnol. Pas un supermarché qui n'en ait en rayon, on en fabrique même localement des copies à l'identique. Car l'essentiel du produit, ce n'est pas l'origine mais c'est la texture, ce craquant si recherché qu'outre-Pyrénées notamment on en met souvent beaucoup trop. Cette texture est obtenue industriellement en chauffant de l'eau de mer dans de grandes cuves pour en retirer les fameuses écailles, dans l'Essex.


Comble de l'ironie, ce sel anglais, promu par un chef catalan, a détrôné le sel identitaire de la région de Barcelone, celui de Gerri, un des sels de la chaîne pyrénéenne, jadis riche en salines. Un site superbe, entre Lérida, l'Andorre et le Val d'Aran, au bord de la Noguera Pallaresa née à quelques mètres d'une des sources de la Garonne, au Pla de Beret, sous le haut patronage de l'Aneto et des pics aragonais de la Maladeta. 


La Noguera, elle, se jette dans l'Ebre via le Segre. Deux rivières viticoles puisqu'on y produit du vin jusqu'à des attitudes fort élevées, au delà de mille mètres**. Qu'il est doux en tout cas, depuis Gerri de la sal, de remonter cette rivière verte. En serpentant dans des gorges parfois vertigineuses, longeant des lacs paisiblement glacés, grimpant jusqu'au Port de la Bonaigua (avec une pause au refuge magique des Ares où la patronne a la voix de Vanessa Paradis), en n'oubliant pas de saluer les chevaux en liberté qui régulent la circulation automobile d'un col qui culmine à 2072 mètres d'altitude.


Gerri de la Sal, sa source précieuse, ses salines et son grenier à sel, le Real Almacén, jadis favorisés par Felipe V sont classés "Bien culturel d'intérêt national". Je me faisais une joie d'y acheter quelques paquets de leur sel qu'on m'avait offert, à Barcelone, dans son joli emballage d'origine, en carton grège et bleu. Las, les salines sont presque abandonnées, ne subsistent que quelques bassins d'évaporation au bord de la Noguera Pallaresa. On en tire bien encore quelques cristaux, vendus dans de petits bocaux de verre, rien à voir avec la production mondiale des usines Maldon


Le grenier à sel, somptueux est devenu, avec ce qu'il faut d'argent public, un "écomusée", qui correspond, comme le veut la loi du genre, à l'oraison funèbre d'un artisanat ou d'un art de vivre.  Et les touristes d'entonner la rengaine du "c'était mieux avant"…
Ironie, disais-je, ironie du sort, ironie du sel, dans cette Catalogne où l'on n'a de cesse de brandir des drapeaux, de mettre le nationalisme à toutes les sauces, y compris les plus infectes. Tant parler d'identité pour finalement laisser crever une tel trésor. Confondre palabres et politique, ce qui convenons-en n'est pas qu'une maladie espagnole ou catalane. Il suffit en France, par exemple, de voir ceux qui geignent, larmoient sur la décadence tout en poussant allègrement un caddie rempli de kilos d'envahisseurs sournois. Cohérence…




* L'ammochosie est une ancienne méthode qui consistait à enfouir des corps dans le sable de mer pour les dessécher, grâce à l'effet du sel. Pour en revenir à la cuisine, l'étape de déshydratation, essentielle, est de nos jours souvent oubliée par les mauvais faiseurs de confit, trop inquiets de voir leur canard de contrebande perdre la majeure partie de sa masse et de son volume. J'en ai en revanche récemment mangé un excellent, en Ariège, provenant de chez David Lemasson. Pas un petit artisan mais le compte y était.
** Certains sont très connus comme le Castell d'Encús de Raül Bobet. J'ai découvert l'étonnant Vi'Bord produit à Sort par la bodega Battliu, à une douzaine de kilomètres de Gerri de la Sal. La cuvée ci-dessous, c'est pour l'étiquette, délirante, mais on (qui n'est pas un con) m'assure que leur pinot est épatant. À goûter.






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