Manger "chez" quelqu'un.


Nous, on l'appelle "le restaurant des casquettes". À vrai dire, je ne connais pas vraiment son nom, je ne suis même pas sûr qu'on lui en ait donné un. Juste une haute porte en bois, sans enseigne. C'est un des nombreux restaurants voisins de la rambla del Poblenou, à Barcelone, cette petite rambla, moins connue que celle des touristes, qui descend tranquillement, en famille, sans voleurs à la tire, vers la plage de Bogatell.
Si personne ne connait le nom du restaurant, en revanche, dans le quartier, chacun sait que le propriétaire s'appelle Tomas. Un barbu, drôle, plein de répartie, il est andalou. D'ailleurs, en fin de semaine, crise ou pas, si vous voulez déjeuner chez Tomas, vous avez intérêt à réserver. Pourtant, sa table n'est pas la moins chère du quartier, il ne propose pas le réglementaire menu à 8,95€, chez lui, on dépense plutôt dans les vingt euros par tête. Mais ça fonctionne.


À Poblenou, on va donc "chez" Tomas. Mais pourquoi y va-t-on? D'abord, j'en suis persuadé, à cause de ce "chez". Son bouclard, c'est le sien, il raconte son histoire, sa passion pour le football, le Barça bien sûr mais aussi un petit club andalou dont j'ai oublié le nom. Le restaurant est tapissé d'affiches, de posters, d'écharpes de supporters. Et quand la télévision au fond de la salle parle de ballon rond, on monte le son et tout le monde se tait. Mais il n'y a pas que le foot, Tomas collectionne les cartes postales, les pubs de bière, les briquets, et, surtout, les casquettes. Il y en a des centaines de casquettes accrochées au plafond.


Et puis, si l'on va "chez" Tomas, c'est aussi parce qu'il y a la femme de Tomas. Aidée par une petite Sud-Américaine, elle ne quitte guère la cuisine. Tout ce que l'on mange ici, c'est elle qui le prépare. Les escargots, les bulots, les canaillas, les anchois frits, les merlans à l'andalouse, les sardines à l'escabèche. On y mange simplement, rien d'exceptionnel, de la nourriture populaire au fort accent du Sud mais tout à du goût, le goût des recettes de la femme de Tomas et rien ne vient de l'usine.


Je vous parle de ce petit restaurant anodin de Barcelone pour une ou deux bonnes raisons qui me trottent dans la tête. D'abord parce que j'en ai marre d'entendre parler, en France, de ce débat sur le "fait-maison" au restaurant. Avec ces lobbies industriels déguisé en syndicats qui font tout pour qu'on laisse la malbouffe, le sous-vide, le déchargé du camion supplanter ce qui devrait être la norme: une cuisine, simple ou sophistiquée, qui à la goût, la gueule de l'endroit.
Car c'est bien joli de se moquer des McDo' et autres pourvoyeurs de merde américaine pour consommateurs lobotomisés, mais balayons nous aussi devant notre porte, faisons les poubelles des restaurants dits "traditionnels" et nous verrons que les saletés d'usine ne sont pas l'apanage des fast-foods. Certains comme l'infatigable Xavier Denamur se battent contre ça, des cuistots honnêtes parmi mes amis refusent ça, résistent, mais, c'est la réalité d'aujourd'hui, tout est fait pour encourager de facto la fin du "fait-maison". Les charges, les fonctionnaires, la complicité active des normes hygiénistes (je n'ai pas écrit d'hygiène) qui poussent en faveur de l'industriel. Et je ne parle pas des soit-disant "grands chefs", ceux qui vont à la soupe, comme ceux dont je parlais hier, les copains de Nestlé, Nespresso & Cie, les traîtres.
Pourtant, oui, il faut continuer à se battre, refuser l'horrible logique des multinationales de la malbouffe, dénoncer le cynisme ambiant. Il n'y a pas de fatalité*, juste des choix, celui, par exemple d'aller "chez" Tomas (et "chez" sa femme!), "chez" quelqu'un plutôt qu'au cul d'une usine.



*Ce mot de fatalité m'amène à re-penser à une phrase du chimiste Hervé This que j'ai lue avant-hier dans un magazine que m'a envoyé mon camarade le journaliste allemand Jörg Zipprick. Le promoteur de la cuisine moléculaire s'y réjouit que "dans certains pays [comme l'Espagne NDLR], les cuisiniers commencent à utiliser les même ingrédients que l'industrie alimentaire", arômes, colorants et additifs en tout genre.




Commentaires

  1. Bon, je suppose qu'il y a de la Moritz, vue l'affiche ? Sinon, du Fino puisque le mec est Andalou ? Dans ce cas, j'irai y faire un tour avec toi un de ces jours !

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