La Presse nous prend pour des jambons.


On le sait, même sans tomber dans le c'était-mieux-avantisme, la Presse française n'est plus ce qu'elle était. Prise en otage pendant des décennies par le Syndicat du Livre de la CGT, exsangue, (heureusement) dopée par d'importantes subventions publiques, elle est ensuite passée entre les mains des gestionnaires et des investisseurs. Forcément, le journalisme, parent pauvre, y est devenu une denrée rare.
On ne va pas refaire le Monde, ce matin en tout cas, accoudé au comptoir du Café du Commerce. Juste raconter une petite histoire qui vaut mieux que de longs discours tant elle est symptomatique d'une certaine déchéance qui sincèrement me fait de la peine. Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas de sujets graves qu'il s'agit, juste un truc de jambons.


Au début de tout ça, il y a une dégustation de jambon, le 22 mai 2014. On n'est pas loin de l'impromptu. Patrick Duler (dont je vous ai parlé il y a un bout de temps ici) débarque à Barcelone pour faire goûter ses jambons à deux trois commerçants de la Boqueria ainsi qu'à deux restaurateurs. Et, comme on est en pleine ambiance de Coupe du Monde de Football brésilienne, que les médias ne parlent que de ça, je me prends au jeu et ose utiliser une arme désormais redoutable: le second degré. D'où ce Teasing cochon, j'y décris cette dégustation jambonesque comme la "Coupe du Monde, la seule, la vraie, l'unique. Bien plus passionnante que celle que Caca-Cola organise à portée de balle-caoutchouc des favelas brésiliennes".


Loin des caméras et des projecteurs, le "match" se déroule, dans l'arrière-boutique d'un vendeur de cochonnailles, sur la galerie gauche du célèbre marché barcelonais. Ambiance bon enfant, on a d'ailleurs apporté deux bouteilles de fino, parce que sur le jambon…


Les contours du jury sont un peu flous, mais on est d'abord là pour s'amuser. Nous sommes une dizaine, parmi lesquels un avocat barcelonais, Alex Jaumandreu, membre de la Real Academia de Gastronomía, Quim Marqués, le restaurateur le plus en vue du marché et les frères volaillers Capdevila (dont un préside La Boqueria). Avec Patrick Duler, je mets plus ou moins en place une méthodologie. On va déguster à l'aveugle, en coupe "à l'espagnole" en distinguant les différentes parties de chaque jambon. Et chacun va classer ce qu'il a goûté selon sa préférence.



Cette dégustation, sa méthodologie, son déroulé et ses résultats, j'en fais le lendemain une chronique. Ceux qui l'ont lue ce souviennent que le grand perdant est Joselito, ce Dom Pérignon du jambon industriel avec lequel Adrià et Robuchon épatent (à prix fort) les gogos.
Poursuivant dans la même veine que le Teasing cochon, j'ai le malheur de titrer Champions du Monde!, avec en image principale les footballeurs français soulevant le trophée planétaire. Et je précise évidemment que "tout cela vaut ce que valent les classements, les notes et les trucs de ce genre". Oui, parce que le "meilleur", on sait ce que ça n'a pas beaucoup de sens, c'est souvent aussi vulgaire que la "plus belle" femme du Monde, le "plus grand" musicien ou le "plus grand" vin du Monde. Et forcément faux, parce que les goût et les couleurs…


Mais, comme souvent, l'histoire est reprise. Gentiment d'ailleurs par La Dépêche du Midi, le quotidien régional de Midi-Pyrénées où Patrick Duler fabrique ses jambons. Un papier bien torché, le 4 juin, de Laurent Benayoun, précis, qui raconte les faits sans en rajouter. Le titre, évidemment, survend un peu, mais c'est le jeu. Je trouve ça amusant.


Mais, comme le veut la règle médiatique, c'est quand la boîte-à-cons s'en mêle que la sardine commence à boucher le port de Cahors. À la Une du journal régional de France3, en appuyant bien sur chaque mot, la présentatrice explique "qu'il vient de gagner les Championnats du Monde du Jambon, organisés en Espagne". "Énorme performance devant les Espagnols eux-même qui n'en reviennent toujours pas". Ah, la télé…


Mais ça ne s'arrête pas là. Finie la rigolade entre copains, on passe la surmultipliée. En 2015, c'est TF1 qui se saisit de "l'affaire". Cocorico! "Le meilleur jambon du monde est… français" titre le journal de treize heures, qui fait remonter l'affaire à "quelques mois", soulignant que ça n'allait "pas faire plaisir à nos chers voisins", italiens ou espagnols". Il ne manque plus qu'une bonne Marseillaise.
Se greffent dessus les attachées de Presse qui font leur travail (et même un peu plus depuis qu'elle critiquent, chroniquent, sur les réseaux sociaux et les blogs) et les journalistes alimentaires, les journalistes polis toujours prompts à faire là où on leur dit. On a ainsi droit, entre autres, il y a peu de temps encore à un papier sujet-verbe-compliment de Paris-Match. Ça finit par devenir agaçant.


Bon, on va s'arrêter là avec l'énumération, mais vous l'avez vu, le gag, la plaisanterie, le clin d'œil sont devenus une vérité journalistique, quasiment un axiome que, par définition, on ne peut plus discuter.
Tout cela est bien sûr ridicule. Et n'enlève rien d'ailleurs à l'exceptionnelle qualité des jambons de Patrick Duler, et à l'intelligence de son travail. Si vous ne connaissez pas, allez visiter son domaine familial, à Lascabannes dans le Lot. Je suggérerais d'ailleurs aux moutons de Panurge de goûter également le reste de sa production, notamment ses vieilles ventrèches (dont une a été prise par la patrouille en début d'été…). Si l'absence de titre mondial leur pose problème pour vanter leurs mérites, puisque j'ai la Boqueria et quelques bouteilles de fino à portée de main, je peux leur organiser un petit Mundial vite fait un de ces quatre matins. Là, en plus, ça tombe bien, en pleine Coupe du Monde de Rugby, j'aurai du grain à moudre*…


Je sais, il ne s'agit que de jambons, il n'y a pas mort d'homme, l'Albert-Londres n'est pas en jeu. Mais cette petite histoire montre assez bien le niveau journalistique français dans pas mal de domaines. Et on ne peut pas dire que ce soit brillant. On ne peut pas dire qu'on tienne avec cette anecdote de grandes preuves de sérieux et d'indépendance d'esprit. D'originalité et de recherche non plus.
Je me remémore du coup un célèbre cliché de l'agence Magnum. Nous sommes en 1959 à Washington, un moment historique, la visite de Nikita Krouchtchev aux États-Unis. Comme une éclaircie dans la Guerre froide. Le chef d'état soviétique fait une halte au Lincoln Memorial de la capitale fédérale. Tous les photographes sont parqués, en meute, autour de la célèbre statue de Lincoln, et font un portrait parmi tant d'autres, banal, de Nikita Krouchtchev. Le reporter de l'agence Magnum, Burt Glinn se place, lui, à l'opposé, et aligne dans son cadre le crâne (reconnaissable) de Krouchtchev et le seizième président américain. D'où cette photo historique, la seule qui restera, pour le coup une véritable leçon de journalisme.




* Avec mon pote Serge François, on a même mis au point une recette qui permet d'en faire manger à tout le monde, y compris à des obsédés du maigre, la truffe en linceul (ci-dessous).



Commentaires

  1. Vérifier leurs sources, voilà ce qu'ils ne font plus. Et c'est le B-A-BA de leur travail.

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