Bastareaud ou Codorniou ?


Ce ne sont pas des époques que j'oppose, mais des styles. À gauche, vous avez celui-là. Trois-quart centre, un mètre quatre-vingt-trois, cent-vingt kilos. À droite (pardon, Didier…), un mètre soixante-huit, soixante-sept kilos. L'un, rentre-dedans, ressemble à ce héros de série télévisée américaine vintage, Barracuda dans L'agence tous-risques; l'autre, virevoltait tellement qu'on l'a définitivement surnommé Le petit Prince. Tout les oppose. 


L'un est enfant du kolkhoze, mais sûrement en son temps un des plus brillants. Cette bouteille est peut-être la plus spectaculaire réussite de la coopérative d'Embres-et-Castelmaure, l'apogée d'une réussite. C'est un 2007, millésime castelnovien, chaud mais avec des fraîcheurs qui l'équilibrent, la syrah qui évite la mollesse prend l'accent du Sud avec le grenache noir mais évite de trop s'effondrer grâce au soutien omniprésent du carignan très mûr. C'est musculeux, assez épais, boisé, on le voit bien avec ses énormes favoris (qui n'auront jamais l'élégance de ceux de JPR Williams*) et sa cartouchière en bandoulière façon Rambo, mais l'ensemble incontestablement tient la route. Et vieillit plutôt bien. Reste le problème de la profondeur, de ce qu'il est convenu d'appeler "l'intelligence du jeu".


L'autre est un miracle. Plus encore qu'à un petit Prince au nom de cava**, je songe à Camarón de La Isla, le Joe Strummer du flamenco dont l'incroyable souffle gitan s'éteignit à deux pas d'ici à Badalone. Camarón, comme l'avait surnommé son oncle andalou à cause de sa frêle apparence. Mais quelle présence, quelle chispa***! (étincelle en espagnol). Pourquoi en parler et en reparlez, écouez-le, Camarón, ici ou , Soy Gitano ou Como el agua.
Ce vin est tout sauf de l'eau malgré son incroyable buvabilité. Ces rares et précieux (coûteux?) moments de duende qu'offre le pinot noir bourguignon. Extatique. Profondément extatique. 


C'est amusant, hier soir, dans le métro de Barcelone, j'ai repensé tout à la fois à ce nuit-saint-georges inoubliable, à Didier Codorniou et à Camarón de La Isla. Vingt-deux heures trente, ligne 4, la "jaune". Dans le wagon de queue à Bogatell montent trois petits espagnols, l'un, une "crevette", a la gueule de Camarón. L'autre sort une guitare, le troisième ses mains nues dont il joue mieux que beaucoup de pianiste. Le concert (j'écris bien le concert) débute, interrompu à la fin du premier morceau par une bande de petits gitans, sourcils épilés, genre petites frappes de Sant Adrià de Besos ou de Mollet del Vallès. Embrouille? Pas du tout, ils veulent juste, avec un immense respect, leur offrir leur palmas****. Le flamenco triompheJ'ai les larmes aux yeux. Je ne suis pas le seul dans ce wagon que désormais ne peuple que la musique. Je repasse dans ma tête les cadrages-débordements de Codor'. J'ai vu pour de vrai (après l'avoir admiré à la télé de Couderc et Bala) dans ses dernières années narbonnaises, puis son passage au Stade. Ah, Aurélien, Jean-Baptiste*****, on vous l'a dit dix-mille fois, mais ce père de légende, votre père m'a fait rêver, comme Camarón de La Isla, comme le Clos de l'Arlot 2001. Embrassez-le très fort de ma part. Remerciez-le.


Oui, je sais, le rugby a changé. La masse musculaire des joueurs surtout, la violence des impacts. Beaucoup de ceux qui ont touché le ballon jadis seraient désintégrés aujourd'hui par un placage de Bastareaud ou de ces All-Blacks qu'une mythologie populaire ne veut voir que comme des chevau-légers, alors que ce sont de redoutables athlètes, des monstres mêmes pour certains. Il faut se méfier des souvenir en noir & blanc. Mais, derrière une grosse mêlée, ce fondamental du rugby sans lequel rien ne se construit, on a rarement vu le XV de France triompher sans ce French flair que symbolisait sur les terrains Le petit Prince. Et de ce vin-là, je souhaite en reboire, en écouter encore. Le plus souvent possible.



* Je ne vous ferai pas l'insulte de vous rappeler le pedigree du fabuleux arrière des Diables rouges (ci-dessous)…
** De fait, confirmé par la famille, Codorniou et Codorníu sont cousins catalans.
*** La Chispa, c'est l'étincelle en espagnol. C'est aussi le surnom que avait donné à son amoureuse qu'il épousa alors qu'elle avait quatorze ans.
**** Palmas, les "jeux de main" ("jeux de mains, jeux de…") du flamenco.
***** Aurélien, Jean-Baptiste Codorniou, mes potes de Gruissan, beaucoup plus que des "fils de", sans oublier la délicate Sophie; je vous ai parlé ici de la beauté de leurs fêtes vineuses d'été.


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