Vive l'immigration !


Eh oui, encore un vin américain! Directement venu du pays de Caca-Cola* et de la barrique neuve. Attendu plus d'une décennie, histoire de voir ce qu'il avait vraiment dans le ventre. Je sais, vous allez me dire que l'âge arrondit bien les angles, et que, tant qu'à sucer Pinocchio, autant le sucer un peu vieux, le bois, ça se patine…
Plaisanterie mise à part, cette syrah de l'état de Washington, millésime 2002 (douze ans donc au compteur) est tout sauf caricaturale. Infiniment moins, par exemple, que certaines production franco-françaises d'un Michel Chapoutier à la même époque (vous souvenez tous de cet ermitage parkerisé qui avait servi à déboucher les tuyauteries).  Là, aucune vulgarité, des notes empyreumatiques, un très joli fruit, de la profondeur, une belle longueur épicée, un certain dynamisme même malgré ses 14,6% by Vol. Presque un petit genre côte-rôtie d'année solaire. Peut-être un poil moins élégante que la Californienne dont je parlais il y a quelques mois, mais pas mal du tout, très séduisante, altière et gourmande à la fois**.


Ce qui est amusant, et j'étais à mille lieues de m'en douter en goûtant ce joli jus, c'est qu'il s'agit en fait d'un vin français! Enfin, d'un vin élaboré par un Français. Il s'appelle Christophe Baron et est né dans une famille de vignerons champenois, de Charly-sur-Marne très précisément. Son apprentissage l'a conduit en Bourgogne (où son amour du pinot noir lui a fait tresser des liens d'amitié avec des types de l'Oregon) puis en Australie, Nouvelle-Zélande, Roumanie puis en Oregon. Et c'est un peu par hasard qu'il est tombé, à la frontière de l'état voisin, en Walla Walla valley, sur des terres qui lui ont tapé dans l'œil en 1997.
Bionic Frog est donc une syrah de galets roulés, vinifiée en levures indigènes, élevée en barriques bourguignonnes, issue du premier domaine de la région conduit en biodynamie (depuis le millésime 2002). C'est d'ailleurs un autre Français, un vigneron de Châteauneuf-de-Pape, Philippe Armenier de l'excellent Domaine de Marcoux, qui a épaulé Christophe Baron dans cette conversion (qui lui a permis de passer pour un doux dingue). Le terroir est assez particulier, un sol de galets roulés, un "champ de cailloux", c'est d'ailleurs de la prononciation par un autochtone, par un Américain du mot français "cailloux" qu'est né le nom du domaine: Cayuse.


On l'oublie parfois, mais ils sont nombreux, ces Français de l'Étranger, à réussir dans le vin. Ces émigrés font même partie de ceux qui, tout en apportant au pays dans lequel ils se trouvent, contribuent à faire rayonner la "marque France"**. Leurs ambitions, leurs styles, leurs moyens sont évidemment très divers. Rien qu'au Chili, un des nouveaux Eldorados: quoi de commun entre l'imposante Casa Lapostolle, cet important domaine matriarcal qu'est devenu Las Niñas, et des aventures plus modestes comme celle de l'Alsacien André Ostertag au Refugio (intéressant pinot noir) et de ses associés ou encore de Louis-Antoine Luyt et Baptiste Cuvelier, disciples de Marcel Lapierre?


Les immigrés français du Monde du Vin, on ne va pas en dresser la liste ici, c'est impossible, il y en a partout! C'est un sujet de livre en soit. Certains sont vignerons ou consultants, d'autres marchands de vins, d'autre encore sommeliers, wine ambassadors ou F&B (comme notre copain Arnaud Échalier à Macao). Il ne se passe pas une journée sans que l'on en découvre ou que l'on en croise un, témoins d'une France aventureuse, conquérante, qui bataille plutôt de que de geindre.
Tiens, il y a quelques temps, j'ai reçu dans un joli colis en provenance de Nouvelle-Zélande des bouteilles de pinot noir étiqueté "nature", expédiées par Jean-Benoît Vivequain, un enfant de Picardie émigré sur l'Île du Sud. Il achève son apprentissage de vigneron à Partington Vineyards (et a même sorti depuis un "pinot noir primeur" dont je suis près à parier que le style est plus "français").


Alors, ce fameux "génie français" se manifeste-t-il à tout les coups, aux quatre coins de la planète? Franchement, je ne sais pas, il y a d'ailleurs déjà eu de fameux ratés. Ce qui est intéressant, en revanche, c'est de noter que parfois, "quelque chose" se passe; le vin du Frenchie a un petit truc en plus. Question de culture? D'apprentissage réussi? Difficile à dire.


J'ai même eu l'impression il y a quinze jours de voir un cas de symbiose. Ça ne se passait pas aux Antipodes mais tout près de la France, en Espagne, pays de vieille tradition viticole. Face à face, deux bouteilles, trente-et-un an d'écarts. Viña Real 1981 de CVNE, un joli millésime d'un domaine dont je vous ai déjà dit ici tout le bien que j'en pensais. Face à lui un autre rioja, un gamin de 2012, Ganko, le vin d'un copain, Olivier Rivière. Beaucoup de différences entre ces deux vins, mais un énorme point commun: une grâce, une harmonie, une buvabilité que, l'américanisation des esprits aidant, beaucoup de crus ont perdues en Espagne. Comme si le Français, le gabacho avait, avec ses idées fraîches, son sang neuf, régénéré l'esprit de La Rioja, lui permettant de retrouver un chemin trop oublié. De revenir aux sources. Joli exemple d'immigration positive, d'immigration choisie. À méditer.




* J'en profite pour vous livrer un de mes sujets quasi-quotidiens d'étonnement, il m'arrive fréquemment d'avoir encore plus de lecteurs aux États-Unis qu'en France. Expatriés? Francophiles? CIA pinardière? Je n'en sais trop rien.
** Seul petit défaut, le prix de ce Bionic Frog: comme souvent avec les beaux jus américains, dans les 200€ la bouteille pour ce 2002, ça fait un peu cher du voyage.
***À propos de rayonnement de la France, merci et bravo à nos deux récents Prix Nobel, Patrick Modiano et Jean Tirole. Si seulement le personnel politique hexagonal pouvait enfin se montrer digne, au niveau de tant d'honneurs…

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