La force de l'habitude est une faiblesse.
Je regardais l'autre soir ce film qui raconte l'histoire (vraie) d'une équipe de rugby uruguayenne, les Old Christians, oubliée dans la Cordillère des Andes après le crash de son avion. Alive, Les survivants en VF; le film date de 1993, le fait-divers de 1972. Autant je connaissais cette histoire, à la fois admirable, puissante et horrible, notamment pour en avoir longuement parlé avec une des proches d'un des survivants, je ne l'avais en vérité jamais vu.
En résumé, pour ceux qui ne connaissent ni le film, ni les livres tirés de ce drame, ils montrent comment un groupe d'hommes, une équipe au sens fort du terme, arrive à trouver la force d'échapper à l'inéluctable et à dépasser leurs limites. Une des limites, un des tabous évoqués par ce film, c'est l'anthropophagie car, pour ne pas mourir de faim, une fois épuisées leurs maigres provisions, les jeunes rugbymen se résolvent à se nourrir de la chair de leurs compagnons décédés. Et à en faire, durant plusieurs semaines, leur quotidien alimentaire.
Dans tout cela, au delà de l'aventure humaine, il est bien sûr question de transgression, et plus encore dans une Amérique du Sud au catholicisme voyant. Un des aspects qui m'a interrogé, c'est le mécanisme qui fait que par la force des choses, progressivement, la transgression finit par se banaliser, et devient presque une habitude.
Cette question est récurrente quand on évoque la survie humaine. Comment un formidable appétit de vivre permet à des individus ou à un groupe de surmonter les pires épreuves, la famine, la maladie, la guerre, les camps? Et de faire ce qui, de prime abord, semblait impossible à supporter une sorte de quotidien? De s'y habituer? Je me souviens des conversations de marche bordelaises ou languedociennes avec Jean-Paul Kauffmann, racontant son interminable combat contre la nuit, soutenu par le Classement de 1855, dans les caves de Beyrouth.
Pour justement en revenir à un sujet plus léger, plus terre-à-terre aussi, le vin, je me suis beaucoup interrogé sur cette notion d'habitude, de force de l'habitude. Et ce, à propos d'un vigneron dont je connais la production depuis belle lurette. Excusez-moi, mais je n'ai pas envie de citer son nom ou celui de son domaine ici. Pas par protection, en souvenir du passé, plutôt en fait pour éviter de retomber dans la sempiternelle guerre de tranchées entre adulateurs et contempteurs de ses vins, ou du style de ses vins, ce qui immanquablement nous éloignerait du fond du débat. Sachez seulement, pour ne pas parler dans le vide, qu'il produit des crus très très "nature", et ce en France.
Cet homme, qui s'est toujours situé dans une mouvance alternative, de Gauche bien à gauche, est devenu vigneron sur le tard, par choix. Installé sur un beau terroir (beau mais compliqué), différent de celui qu'il cultive aujourd'hui, a assez vite élaboré des jus que nous étions pas mal à bien aimer; il vendait ça de façon un peu parallèle, dans le cercle de ses amis, loin en tout cas du Mondovino de l'époque (la fin des 80's), de ses arbitres des élégances et de ses commissaires politiques. Dans les années 90, j'ai continué à goûter, et à boire ses vins qui avaient gagné en précision et en pureté; de beau souvenirs! Pour diverses raisons, il a alors émigré vers une autre appellation de la même région, et je suis tombé amoureux de ses blancs au style si particulier, toujours sur le fil, entre chair et oxydation; je me souviens avoir comparé l'un d'eux, un 97 je crois, à un mélange de meursault et de jerez.
J'aimais aussi les rouges qu'il produisait, sur lesquels j'ai écrit, et dont j'ai pensé du bien. La vie aidant, les liens se sont distendus, et j'ai un peu moins goûté ses vins. Je me souviens d'une surprise, il y a six-sept ans, face à une nouvelle cuvée: "du bizarre", encore un peu dans le style d'avant, mais avec une forte exacerbation des déviances, un côté acétique un peu trop marqué à mon goût; j'avais eu du mal à me resservir un second verre. Problème de bouteille m'étais-je dit…
Ce vigneron devenant de plus en plus à la mode dans les milieux branchés du NovoMondoVino depuis quelques années, de nombreux professionnels ou amateurs ont voulu me le faire "découvrir". Et là, je me suis retrouvé confronté à des bouteilles dont j'avais du mal à avaler le moindre verre, parfois même la moindre gorgée. Tordu, tordu, tordu. Des odeurs répugnantes, limite boule puante, des notes vinaigrées, un bouche lourde et dure, rien de tout ce qui m'avait séduit dans les vins de ce domaine. Le vigneron, je l'ai croisé depuis, il était fatigué ce jour-là, moi aussi, il y avait du monde, je n'ai pas eu le courage de lui dire ouvertement ce que je pensais de mes dernières rencontres avec ses vins, d'autant que même si je crois qu'il y a un problème en cave, j'ai un immense respect pour son travail viticole. Ce n'est pas glorieux, je sais, mais c'est ainsi. Passons.
Cette question est récurrente quand on évoque la survie humaine. Comment un formidable appétit de vivre permet à des individus ou à un groupe de surmonter les pires épreuves, la famine, la maladie, la guerre, les camps? Et de faire ce qui, de prime abord, semblait impossible à supporter une sorte de quotidien? De s'y habituer? Je me souviens des conversations de marche bordelaises ou languedociennes avec Jean-Paul Kauffmann, racontant son interminable combat contre la nuit, soutenu par le Classement de 1855, dans les caves de Beyrouth.
Pour justement en revenir à un sujet plus léger, plus terre-à-terre aussi, le vin, je me suis beaucoup interrogé sur cette notion d'habitude, de force de l'habitude. Et ce, à propos d'un vigneron dont je connais la production depuis belle lurette. Excusez-moi, mais je n'ai pas envie de citer son nom ou celui de son domaine ici. Pas par protection, en souvenir du passé, plutôt en fait pour éviter de retomber dans la sempiternelle guerre de tranchées entre adulateurs et contempteurs de ses vins, ou du style de ses vins, ce qui immanquablement nous éloignerait du fond du débat. Sachez seulement, pour ne pas parler dans le vide, qu'il produit des crus très très "nature", et ce en France.
Cet homme, qui s'est toujours situé dans une mouvance alternative, de Gauche bien à gauche, est devenu vigneron sur le tard, par choix. Installé sur un beau terroir (beau mais compliqué), différent de celui qu'il cultive aujourd'hui, a assez vite élaboré des jus que nous étions pas mal à bien aimer; il vendait ça de façon un peu parallèle, dans le cercle de ses amis, loin en tout cas du Mondovino de l'époque (la fin des 80's), de ses arbitres des élégances et de ses commissaires politiques. Dans les années 90, j'ai continué à goûter, et à boire ses vins qui avaient gagné en précision et en pureté; de beau souvenirs! Pour diverses raisons, il a alors émigré vers une autre appellation de la même région, et je suis tombé amoureux de ses blancs au style si particulier, toujours sur le fil, entre chair et oxydation; je me souviens avoir comparé l'un d'eux, un 97 je crois, à un mélange de meursault et de jerez.
J'aimais aussi les rouges qu'il produisait, sur lesquels j'ai écrit, et dont j'ai pensé du bien. La vie aidant, les liens se sont distendus, et j'ai un peu moins goûté ses vins. Je me souviens d'une surprise, il y a six-sept ans, face à une nouvelle cuvée: "du bizarre", encore un peu dans le style d'avant, mais avec une forte exacerbation des déviances, un côté acétique un peu trop marqué à mon goût; j'avais eu du mal à me resservir un second verre. Problème de bouteille m'étais-je dit…
Ce vigneron devenant de plus en plus à la mode dans les milieux branchés du NovoMondoVino depuis quelques années, de nombreux professionnels ou amateurs ont voulu me le faire "découvrir". Et là, je me suis retrouvé confronté à des bouteilles dont j'avais du mal à avaler le moindre verre, parfois même la moindre gorgée. Tordu, tordu, tordu. Des odeurs répugnantes, limite boule puante, des notes vinaigrées, un bouche lourde et dure, rien de tout ce qui m'avait séduit dans les vins de ce domaine. Le vigneron, je l'ai croisé depuis, il était fatigué ce jour-là, moi aussi, il y avait du monde, je n'ai pas eu le courage de lui dire ouvertement ce que je pensais de mes dernières rencontres avec ses vins, d'autant que même si je crois qu'il y a un problème en cave, j'ai un immense respect pour son travail viticole. Ce n'est pas glorieux, je sais, mais c'est ainsi. Passons.
Le cas de ce cru me ramène, je le disais plus haut, à mes interrogations sur la force de l'habitude. Ce vigneron, j'ai déjà bu avec lui, dégusté aussi, on a déjà parlé de vin, partagé les mêmes avis et les mêmes bouteilles. Et je sais que ce n'est pas un tricheur, qu'il ne va pas vendre un jus qu'il ne peut pas boire. Qu'il y croit.
Alors, je me pose la question de savoir comment il en est arrivé à produire ce genres de trucs, à les accepter, à les signer. Et je me dis que tout simplement il s'y est habitué. Parce que, de proche en proche, on s'accoutume à tout. Que d'une certaine façon, aromatiquement, gustativement parlant, on finit par se mithridatiser.
Cette constatation ne vaut évidemment pas que pour les odeurs d'acétate d'éthyle, de vinaigre que l'on remarque assez aisément dans des vins nature ratés, ni mêmes pour les doux effluves de chou-fleur, d'orange ou d'œuf pourri, de vieille chaussette, de poulailler, de pomme blette qui peuvent parfois égayer la dégustation*. Le même phénomène d'accoutumance se crée tout aussi aisément avec des déviances conventionnelles. Certains dégustateurs, certains buveurs vont trouver parfaitement "normal", voire délicieux, un vin rendu totalement imbuvable par l'excès de bois, l'abus d'anhydride sulfureux, par l'emploi d'additifs grossiers, de technologies qui l'endommagent de façon irrémédiable. Question d'habitude…
Alors, je me pose la question de savoir comment il en est arrivé à produire ce genres de trucs, à les accepter, à les signer. Et je me dis que tout simplement il s'y est habitué. Parce que, de proche en proche, on s'accoutume à tout. Que d'une certaine façon, aromatiquement, gustativement parlant, on finit par se mithridatiser.
Cette constatation ne vaut évidemment pas que pour les odeurs d'acétate d'éthyle, de vinaigre que l'on remarque assez aisément dans des vins nature ratés, ni mêmes pour les doux effluves de chou-fleur, d'orange ou d'œuf pourri, de vieille chaussette, de poulailler, de pomme blette qui peuvent parfois égayer la dégustation*. Le même phénomène d'accoutumance se crée tout aussi aisément avec des déviances conventionnelles. Certains dégustateurs, certains buveurs vont trouver parfaitement "normal", voire délicieux, un vin rendu totalement imbuvable par l'excès de bois, l'abus d'anhydride sulfureux, par l'emploi d'additifs grossiers, de technologies qui l'endommagent de façon irrémédiable. Question d'habitude…
Ce qui m'amuse avec ces histoires d'habitudes, c'est que non seulement l'exclusif de telle ou telle chapelle devient très tolérant à certaines déviances amies, à certaines particularités du vin, mais en plus il finit par trouver bizarre (pour ne pas dire suspect) de ne pas les retrouver dans tel ou tel vin qu'il va goûter ensuite. Cela vaut plus encore avec un néophyte, sans grande culture de la bouteille, qui sera rapidement perdu, désarçonné de ne plus pouvoir se situer grâce aux repères simples (bois, acétate, etc…), rapidement perceptibles, qui jalonnent généralement sa dégustation, et le rassurent. L'absence de ces défauts deviendra pour lui, par ignorance, un défaut en soi.
Vue sous cette angle-là, l'habitude est évidemment terriblement réductrice. Ennemie de l'ouverture d'esprit, elle fait vivre comme un problème ce qui est différent de ce que l'on boit d'ordinaire. Et, du coup, cloître, enferme, au lieu de laisser le champ libre à la découverte, à la nouveauté.
En cela, oui, la force de l'habitude est une faiblesse. Une grosse faiblesse. Quel dommage en effet de ne pas laisser à son nez et à son palais le loisir de jouir de la merveilleuse diversité de la production viticole. Car, entre le vinaigre et le jus de planche, il reste un sacré terrain de jeu!
* Sachant que (tous les dégustateurs honnêtes le reconnaissent) certains de ces défauts, à dose raisonnable, avec d'autres arômes peuvent créer des cocktails formidables dont se nourrissent souvent les bons vins. Sachant également que ce qui sent "mauvais" pour l'un peut sentit "bon" pour un autre, que certains préfèrent, par exemple, l'odeur de la colle ou de l'essence à celle de la rose ou du cochon grillé.
Compadre, companero,
RépondreSupprimerC'est certainement du soldat-vigneron A.C. dont tu parles. Mais comme pour une corrida, il faut en voir dix pour vivre un moment exceptionnel. Dans la démarche du vin nature que tu évoques, le goût se fait aussi par habitude, mais il faut savoir attendre pour vivre un moment exceptionnel. D'ailleurs une de ses premières palettes de "nature" était revenu de Belgique parce qu'"imbuvable" et qui l'année suivante s'était avéré grandiose ... Le manager d'arène lui aussi va prendre des risques énormes pour ce moment exceptionnel.
Alain, l'avantage de la corrida, c'est qu'en cas de navet, il te reste plein de compensations: le souvenir du repas de midi, les tenues des spectatrices, la manzanilla qui suivra… Dans le cas du vin dont je parle (je ne reconnais pas les initiales), tu es seul face à ton évier.
Supprimervu sous cet angle ...
SupprimerJMB ?
SupprimerP
L'habitude ou....
RépondreSupprimerCela me rappelle une dégustation de fin de salon à l'étranger, dans un bar à vins natures.
3 blancs et 3 rouges. Seul 1 rouge tenait la route.
Les sommeliers avec qui nous étions, un collègue portugais et moi, s'extasiaient devant ces vins "fabuleux et atypiques pour l'appellation", à grand remuage de verre telle une centrifugeuse.
Le pied pour eux, avec mon ami portugais on se regarde encore, et je ne sais pas si la plante verte à côté de nous a survécu.
Bref, j'ai fini par leur demander s'ils avaient déjà fait des dégustations de défauts du vin. Chose surprenante: jamais
Maintenant, et comme tu le dis, le vin est une question de plaisir. Ils en ont pris ce soir là, pas nous.