Vins à défauts.


Les plus âgés d'entre vous ont connu l'époque (bien avant que l'étiquette ne devienne la boisson courante), où l'on buvait la "piquette". Chez les anciens, peu s'en plaignaient, c'était comme ça, on roulait à l'ordinaire, "ça faisait la maille". Car dans les vins comme chez les êtres humains, il y a des défauts auxquels certains finissent par s'habituer. "On fait avec". Consciemment ou pas. 
Ainsi (pour en rester au vin), l'oxydation intempestive, incontrôlée, qui peut transformer des chardonnay ou des chenins en cidres asturiens ratés. Ne manquent plus alors que des merlus d'Avilés ruisselants, bien pimentés, pour faire avaler l'affaire. Par gentillesse (ou intérêt mercantile), certains tentent d'y voir un hypothétique "effet terroir", de la "naturalité"…


Idem avec l'acidité volatile, cette proche cousine du vinaigre, qui à faible dose, dans des jus bien constitués, joue un rôle intéressant de support d'arômes mais atteint parfois des niveaux à vous faire "friser les poils du nez", avant de vous brûler la trachée avec la violence de l'acide acétique. "Question d'habitude" m'a-t-on déjà répondu. Pas faux: le vinaigre coupé d'eau était la boisson des légionnaires romains qui ne s'en plaignaient pas non plus et en ont même offert, par charité païenne, au Christ sur sa croix. Comme je vous l'ai raconté ici avant l'été, la volatile (ou son idée) est d'ailleurs tellement devenue tendance qu'elle a donné son nom à un bar à vin branché barcelonais.


Et je vous fais grâce de la mode d'avant, la "soupe de planche", la terrible pipe à Pinocchio, cette spécialité de bordel qui a hanté les années 90 et dont les fantômes viennent encore, au détour d'une vieille bouteille, nous raboter le palais. On enterrait les raisins dans un cercueil de chêne dont la plupart ne sont jamais sortis.
Heureusement, en ce domaine, les menuisiers ont la main moins lourde qu'avant. Même si par parenthèse, ce n'est pas toujours qu'une question de quantité; la qualité et l'âge* du fût jouent un rôle évident dans ce marquage au bois, indélébile (et encombrant) tatouages d'une époque révolue.


Si je vous parle de vins à défauts, c'est parce qu'on nous en a mis un sous le nez, l'autre soir, alors que nous venions souhaiter une bonne rentrée à nos comparses naturistes et barcelonais de L'Ànima del Vi. Pire qu'un vin à défauts, un vin foutu; c'est paraît-il ce qu'a cru son auteur à un moment donné. À tel point qu'il l'avait oublié dans une barrique. Ce qui lui a valu son nom d'ailleurs, proche de celui d'une cuvée gaillacoise: Le Voile de l'Oubli.


Le Voile de l'Oubli, c'est un bordeaux. Enfin presque, un Vin de France de Bordeaux. Le vigneron, David Poutays a pris la suite de ses parents, au hameau de Mounissens, sur la commune de Saint-Pierre-d'Aurillac que traverse la vieille nationale 113, dans cette Gironde du bout, d'après Langon, qui commence à ressembler au Lot-et-Garonne. Un terroir où l'on produit des moelleux depuis belle lurette, des côtes-de-bordeaux-saint-macaire, lui le fait à partir de sémillon, ce qui n'est pas pour me déplaire. Cette cuvée-là est donc partie en vrille, et discrètement, dans un coin du chai, a fait son voile, à la façon d'un vin jaune, d'un gaillac plageolien ou d'un jerez.


Bien qu'impromptu, inattendu dans la joyeuse ambiance de cet apéritif de fin de repas à L'Ànima, ce vin foutu, ce vin à défauts, était tout à fait remarquable. Au sens positif du terme. Le voile comme le veut la règle, l'avait protégé de la piqûre et des innombrables déviances qui menacent le vin. Nous étions face à une espèce d'amontillado gascon (non muté) au charme indéfinissable, sûrement déroutant pour un Girondin orthodoxe mais troublant, envoûtant pour un aficionado des grands crus oxydatifs d'Andalousie et d'ailleurs. Un authentique "vin de méditation", sec mais tendre, même pas impressionné par la bruyante et bonne humeur de ce début de soirée.


Coïncidence, le lendemain midi, on nous offrait sur talons hauts un sauternes d'Alain Dejean. Coïncidence, parce que David Poutays est un disciple du propriétaire de Rousset-Peyraguey, ce liquoreux phantasmatique et controversé dont les raisins mûrissent sans apport de capitaux extérieurs là où Sauternes se cambre, entre Yquem, Rieussec, Suduiraut et Lafaurie-Peyraguey. Un 2003 que je n'avais jamais goûté, Cuvée Paradosis, vendu dit-on en exclusivité chez Lavinia mais disponible également (ça va de pair) à Paris aux Caves Augé et déniché par nos hôtes à la Maison du Sauternes, à Sauternes.


Ce n'est pas ma première rencontre avec les vins d'Alain Dejean. J'ai connu du bon, du moins bon aussi, pour être honnête. Mais ce 2003 est époustouflant! Incroyablement riche, profondément liquoreux, presque capiteux, comme une confiture d'abricots du Roussillon très mûrs, parfumée aux écorces d'oranges amères, finement relevée d'une pointe de cannelle ou peut-être même de curry.
Sa robe? Ne nous racontons pas d'histoires, c'est celle d'un vieux sauternes. Elle m'a presque rappelé celle d'un Coutet 1921 bu en compagnie d'un célèbre œnologue catalan que ça avait effrayé. Mais on boit du vin, pas des robes…


En bouche, ce Rousset-Peyraguey 2003 est évolué, un peu plus que son âge, on se croirait dans les années 90 plus que dans les années 2000, mais il serait malvenu de parler d'usure, le vin est là, bien là, brillant, mieux, munificent. Difficile d'imaginer que ce monstre coûte une grosse vingtaine d'euros**.
Alors évidemment, si l'on veut le voir sous l'angle du défaut, il n'en est pas exempt. L'acidité volatile en premier lieu***, sûrement importante en valeur absolue, peut-être proche du gramme? Mais ce n'est rien à l'échelle de ces vins-là, de ces vins de démiurges, surdimensionnés, merveilleusement anormaux. La volatile n'est-elle pas d'ailleurs la signature des grands sauternes? Rien à voir en tout cas avec les piquettes que j'évoquais au début, ou ces vins faiblards, étriqués, verts, ces gringalets que l'on voit désormais sur le marché mais qui affichent des volatiles de caïds. Tout est question d'équilibre, d'harmonie. Qualités que possède ce vin à défauts, qui a de l'avenir.


Encore une bouteille girondine, deux en fait avec Le Voile de l'Oubli, qui nous rappellent qu'il ne faut pas sous-estimer Bordeaux, les bordeaux et les Bordelais. La Gironde, cet immense laboratoire viti-vinicole à ciel ouvert où l'on fouille, où l'on cherche, où l'on trouve. Qui nous rappellent que le Bordeaux bashing permanent est un plaisir d'ignorants. Que des canons à boire, dans ce coin-là, il y en a et il y en aura****, avec ou sans défauts, loin des piquettes.




* C'est ainsi qu'on voit parfois de vieux fûts, fatigués, davantage marquer le vin que des fûts plus neufs, de qualité, utilisés avec modération.
** 22,30€ aux Caves Auger, 27,30 à Lavinia et 29,10€ à la Maison du Sauternes.
*** Au niveau de l'oxydation, bizarrement, tout va très bien madame la Marquise. On pourrait la craindre à l'ouverture, notamment en extirpant un bouchon Diam, un peu court pour un tel vin de garde. En revanche, après deux jours de frigo, le jus n'a pas bougé, resplendissant. Je l'ai même testé dans un verre à l'air libre et à température ambiante, c'est du solide.
**** Bu dans le même élan un très gentil saint-émilion qui sentait le pomerol, ou le lalande. Château Saint-Esprit 2007 (ci-dessous), fin et gouleyant, un vin de dimanche midi.


Commentaires

  1. "Question d'habitude" m'a-t-on déjà répondu. Pas faux: le vinaigre coupé d'eau était la boisson des légionnaires romains qui ne s'en plaignaient pas et en ont même offert, par charité païenne, au Christ sur sa croix.

    J'ai bien ri...

    Par ailleurs, comment expliquez vous la couleur deja si ambree du Sauternes ? Oxydation precoce ?

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    1. Oui, c'est une des raisons. Le vin est relativement évolué, on lui donne 7 ou 8 ans de plus, mais encore une fois sans signes d'usure. Une très belle bouteille vraiment.

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    2. Non seulement je suis tout à fait d'accord avec ce que vous dîtes Vincent (en particulier sur Bordeaux d'où je reviens) mais en plus j'ai du Rousset-Peyraguey 03 plein la cave ! En plein dans le mille ! Bonne fin de semaine.

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    3. Rappelons nous que 2003 était précoce, chaud, sec. Des raisins inhabituellement concentrés. La richesse en polyphénols a pu être supérieure à la moyenne. Et si, comme je le pressens, Alain Dejean n'est pas un adepte de l'ultra protection de ces jus contre l'oxydation (euphémisme), il est logique que la couleur de ce vin soit plus soutenue que ce qu'elle devrait être. Personnellement, je trouve ces oranges magnifiques. Et si la couleur de certains vins peut dérouter leurs consommateurs, nous ne buvons pas avec les yeux, jusqu'à preuve du contraire. Projetons nous donc au-delà. Les marrons foncés des Coteaux du Layon 1889 et 1875 que j'ai eu la chance de boire l'attestent.
      Quant à l'association volatile élevée-grands Sauternes, elle est peut être réductrice (paradoxalement). Je dirais plutôt que grâce à leur concentration naturelle, certains grands vins la supportent, mais que leur qualité n'en pâtit quand même pas lorsqu'elle est maitrisée. Elle doit même y gagner en pureté.
      De toute façon, cette question de volatile défrise surtout les organismes de contrôle pour lesquels la qualité est fixée par un nombre arbitrairement choisi et en deçà duquel tout va bien dans le meilleur des mondes et au delà duquel "circulez y'a rien à boire".
      La frontière est souvent ténue. Je me souviens d'une percée du vin jaune au cours de laquelle nous étaient présentés sans différence de considération de pauvres vins blancs oxydés et de magnifiques jaunes au caractère bien trempé. Et personne pour faire le ménage dans tout ça.
      Le chemin est encore long.
      Et c'est tant mieux.

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