Un bordeaux solaire.


J'adore l'ambiance des brasseries. Sûrement mon versant bourgeois, ça me rappelle les vieux films avec Philippe Noiret, on dirait même que, dans un courant d'air parfumé, Romy Schneider va pousser la porte-tourniquet. Le problème, je sais, c'est désormais qu'on y mange mal. La plupart (genre Flo & Cie) ont été colonisées par la malbouffe d'usine ou de cuisines centrales; les économies d'échelle, quoi…
L'autre jour, c'était à Barcelone, l'envie (évoquée ici) d'essayer ces endroits du quartier devant lesquels les guiris* font la queue. Nous sommes carrer d'Avinyó, la rue où Picasso avait des idées de génie en allant au bordel. L'endroit existe depuis des lustres et, comme beaucoup ici, fait à manger toute la journée, éternel grand écart entre les horaires, précoces, des touristes du Nord et ceux, tardifs, des Espagnols. Il n'est pas rare que ces derniers terminent leur dessert du déjeuner alors que les premiers attaquent l'entrée du dîner.


Le Gran Cafe n'est sûrement pas "le meilleur" restaurant de Barcelone. Il n'empêche qu'entre un service prévenant et cette ambiance tamisée, il y a quelque chose. On y mange, à des prix très honnêtes, des légumes grillés, des riz, de la viande, sur d'épaisses nappes et sur-nappes où les couverts, lourds, argentés, se posent dans un souffle molletonné. Je le répète, c'est une ambiance, cette choses qui manque dans trop d'établissements et qui pourtant (malheureusement) compte au moins autant que l'assiette, si ce n'est davantage, pour la majorité des consommateurs.  


Mais si je vous parle de ce lieu, aujourd'hui, c'est parce que j'y ai re-bu un vin qui me fait toujours plaisir. Pour un peu, je me serais cru (quelques degrés Celsius en plus) dans cette ancienne gloire bordelaise, le Noailles qui vit sur le souvenir de Mauriac et son emplacement stratégique aux allées de Tourny. Car, ce que j'avais dans le verre réveillait en moi des souvenirs, déformés par le changement de latitude, de ce que l'on pourrait boire en Gironde, une année faste, et la bourse pleine.


Oui, j'ai oublié de vous le dire, le Gran Cafe, sous ses dehors patelins, a une carte des vins loin d'être ridicule. Contrairement à ses concurrents français, on n'y est pas condamné au beaujolais Dubœuf, au bourgogne Bouchard et au bordeaux de chez Castel; la carte des vins y est aimable, où en tout cas réserve à l'amateur, à côté des standards, quelques belles surprises qui ont de surcroît le bon goût d'être proposées à des tarifs dérisoires, à l'image du frétillant Château Paquita tout juste débarqué du port voisin.


Mais là, donc, afin de coller au style brasserie "à la française", nous avons commandé un Solergibert Reserva 2010 à dix-neuf euros sur table. L'étiquette annonce la couleur, du cabernet-sauvignon et du cabernet-franc, made in Catalonia. Des cabernets mûrs (mais pas trop), à acidité relativement faible, équilibrés par une belle charpente. Pour situer le débat, si on était en Gironde, ce serait plus un 2009 ou un 82 qu'un 2013 ou un 87… N'empêche que c'est gourmand, et que ça se boit avec allégresse, d'autant plus dans cette ambiance de brasserie, car vraiment, comme les bons bordeaux, il s'agit d'un vin qui aime les nappes blanches…


Et là, je ne vous parle que d'une petite cuvée de ce domaine familial installé depuis plusieurs siècles à Artés, dans le Pla de Bages**, cette zone montagneuse des environs de Manresa, sur la route de Puigcerda et de l'Andorre, bien connue des grands libérateurs catalans qui l'ont si souvent empruntée pour aller planquer le fruit de leur corruption dans la principauté. Comme un clin d'œil, Artés se trouve d'ailleurs à une pincée de kilomètres d'Avinyó, la bourgade qui a donné son nom à la rue picassienne dans laquelle nous déjeunons.
Solergibert, pour y revenir, propose également à la vente un Gran Reserva, du 2002 qui est une pure merveille. Sur les conseils du sommelier, j'en ai acheté pour quinze euros quelques bouteilles au Petit Celler (les rois du jerez) et je dois dire que j'ai été conquis par ce côté bordeaux méridional, un peu à la manière d'un Trévallon, mais en moins anguleux (et sans la syrah). Tout à fait remarquable, et à mon avis dévastateur si d'aventure, l'esprit mal tourné, on s'amusait à en glisser une bouteille au milieu d'une dégustation à l'aveugle de grands crus girondins de millésime solaire.




* Les touristes en argot espagnol. Vaguement péjoratif.
** Le Pla de Bages, appellation méconnue, alors qu'il s'agit sûrement d'une des plus intéressantes de Catalogne. Je vous avais parlé ici de cet autre cru du coin que j'adore, Exibis.




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