(Portugal #5) La vigne et le territoire.


Avec l'olivier, la vigne est sûrement l'une des plus belles géométries que l'homme impose à la Nature. Elle fait partie de ces éléments artificiels, prémédités qui inventent le paysage, pure création humaine qui transforme théoriquement le sauvage en amical. Car la main du paysan (ou du bâtisseur) peut être plus ou moins douce, voire carrément brutale. Elle peut accompagner, souligner ou à l'inverse défigurer, maltraiter. 
En agriculture, plusieurs écoles s'affrontent, qui ne parlent pas que d'esthétique, mais aussi de politique, de philosophie. Une question domine: à quel point doit s'arrêter l'intervention humaine? À quel moment cesse-t-elle d'améliorer le potentiel naturel pour basculer du côté sombre, là où l'on détruit? Jardins français, jardins anglais, vignes militaires ou hippies… il ne me semble pas qu'il y ait de réponse universelle, juste un dialogue entre un homme et son terroir, du cas-par-cas. Enfin, dans l'idéal.


Nous sommes en Dão, une des appellations les plus orientales du Portugal. Derrière la grosse barre montagneuse, là, à l'est, c'est l'Espagne de Zamora, Salamanque, Guijuelo. Assez loin, en surplomb du fleuve Dão éponyme de cette Denominação de Origem controlada, dans sa partie la plus sauvage, vers Penalva do Castelo, un district appelé autrefois "Terras de Tavares", terres de pionniers, à l'opposé du Portugal des plages, des bronzettes d'Estoril, du clinquant de Cascais. Terres belles et rudes.


Ici, tout s'appelle Tavares, les lieux-dits, les villages, et bien sûr le vigneron, João Tavares de Pina (ci-dessus). À l'image de la quinta ancestrale, Boavista*, sa famille est fondue, intégrée à cet environnement depuis des siècles. Depuis que la vallée a été civilisée.
Au milieu coule une rivière, autour grimpent des forêts pleines de girolles (celles des marchés parisiens**), ici et là, habilement, naturellement intégrés des prés pour les chevaux, des cultures vivrières, et la vigne, apparemment agreste. 


Dão se targue d'être le berceau du touriga nacional, cet arbre (géant) qui cache la forêt (immense) des cépages portugais. Tenez, juste une liste, les variétés qui ont pu être identifiés formellement parmi les quarante que, l'après-midi de notre arrivée, João Tavares se préparait à planter***. La voici:

    Alicante Branco
    Alvar Roxo
    Alvarelhao
    Arinto do Douro
    Arinto Gordo
    Assaraki
    Baga
    Bastardo
    Bical
    Borrado das Moscas temporao
    Branda
    Camarate
    Cerceal Branco
    Cidreiro
    Coração Galo
    Diagalves
    Douradinha
    Fernão Pires
    Gouveio
    Malvasia Preta
    Malvasia Fina Branca
    Malvasia Fina Roxa
    Malvasia Rei
    Marufo
    Monvedro
    Pilongo
    Português Azul
    Rabo de Ovelha
    Siria
    Tamarez
    Tinta Carvalha
    Tinto Cão
    Touriga Fêmea
    Trincadeira.


Parce qu'intégrer la vigne au territoire, c'est aussi ça, fouiller son histoire ampélographique, quitte à donner des sueurs froides au pépiniériste local. Aller chercher dans l'existant ce qui a du sens, du goût, contribuer de ce fait à ce que les technocrates appellent la bio-diversité, et que les paysans vrais qualifient de bon sens. Et évidemment, créer un lien entre ces cépages et le paysage qui les entoure.
"Poésie!", "verbiage!" vont s'exclamer les tenants de l'agriculture moderne, productiviste. Peut-être. Il n'empêche que les résultats sont là, les vins fins naissent rarement de la maltraitance, de l'abattage. En eux, le dégustateur attentif, expérimenté lit comme un message d'harmonie, quelque chose qui, pour reprendre ce terme qui me suit depuis le début de ce voyage portugais, "coule de source".

Je ne suis pas allé chez le "seigneur de Tavares" comme on va aux "primeurs". Pas question ici d'enfiler les échantillons comme on enfile des perles (mais est-ce encore crédible?). À peine avons nous fait un tour de cave, riche d'enseignement, montrant toute l'humilité du personnage derrière son côté fort en gueule. Ses doutes aussi, une pointe de tristesse quand l'appellation Dão lui refuse un vin (qu'il vendra tout de même sans aucun problème) pour "défaut de typicité".
Mais enfin, comment voulez-vous que ses vins soient "typiques"? Il fait tout, il se bat comme un beau diable pour que justement ils soient différents, plus profonds, plus expressifs, davantage fidèles à leurs origines!


Non, chez João Tavares de Pina et sa famille, nous ne sommes pas allés en dégustation, mais, chacun équipé de nos bouteilles, avec une horde joyeuse et cultivée de vignerons portugais, nous avons participé à une bacchanale. Je ne sais même pas d'ailleurs si l'on a encore le droit d'écrire ce mot dans l'Hexagone, il horrifie sûrement les censeurs et les prohibitionnistes qui règnent en France****. Peu importe, on les emmerde. Et j'espère bien que, malgré la distance, nos mots, nos chants, nos danses les ont empêché de dormir!


Deux jours entiers à boire du vin et à cuisiner du cochon, à découvrir des fromages de rêve, à apprendre la soupe à la morue, le ravioli milanais et la crème royale. Deux jours à déboucher du jeune, du vieux, du très vieux, du prestigieux, du rural, du nord, du sud, d'ici, d'ailleurs, du sec, du doux…
Dans ce refuge de la Quinta da Boavista, nous avons célébré l'amour du vin. Le genre de circonstances où l'on arrête très vite de courir l'étiquette et une prétendue perfection. Où l'on cherche ce qui coule en soi comme une évidence. "Un grand cru, ai-je dit il y a longtemps, c'est un vin dont a l'impression qu'il faisait déjà partie de nous". Nous avons eu la chance d'en boire plusieurs.

Ces vins, difficile de vous les raconter tous, il faudra encore d'autres épisodes, d'autres Portugal. De cette bacchanale, je vais toutefois retenir une bouteille, un jus direct et profond, que l'on peut méditer mais tout aussi bien boire d'un trait, versatile et joueur: Terras de Tavares Reserva 1997.
En quelque verres, ce rouge m'a raconté son pays. Avec vigueur et tendresse. Sans concessions. Il m'a parlé de la petite rivière en bas de la vigne qui lui a donné le jour, de cette forêt sombre qui sent le champignon, des petites fleurs roses qui grimpe sur le muret, du travail des femmes au potager, du bruit du lavoir, des pierres levées, du pont moussu qui n'en est pas un, de l'odeur des fougères. Surtout, il m'a expliqué pourquoi il n'y avait d'autre choix pour devenir grand que de plonger profondément ses racines dans le terre humide de son pays.




* Quinta da Boavista est également un gîte rural, qui peut accueillir jusqu'à seize personnes. Plus de renseignements ici.
** Une entreprise de la région collecte une énorme quantité de ces girolles qui sont rachetées sept euros le kilo aux paysans avant d'aller alimenter principalement la capitale française.
*** Le lendemain de notre visite, j'y ai envoyé l'ampélographe suisse José Vouillamoz qui n'en revenait pas de cette incroyable visite.
**** J'en veux pour preuve la désastreuse et ridicule histoire judiciaire du ballon rouge des de la publicité des Côtes-du-Rhône, ènième conséquence de la loi Évin-Cahuzac. J'avais raconté le début ici, la suite . Pendant ce temps, dans les autres pays producteurs, comme le Portugal dont il est question dans cette chronique, on met l'argent public et l'énergie de tous au service des vignerons et de l'exportation de leurs vins. Enfin, comme on dit dans cette France de ronds-de-cuir, "on ne change pas une équipe qui perd"…


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