Mon meilleur repas de l'année !


Quand on aime cuisiner, vivre sans cuisine, c'est un enfer. Mais la proverbiale efficacité catalane aidant ("le travail, c'est pas leur métier"*), c'est ce qu'il m'arrive depuis quatre mois, toujours à squatter les pianos des autres, sans pouvoir assurer moi-même ma pitance quotidienne. Oh, il y a eu de bons moments, comme ce dîner pour le très chic Jockey-Club de Hong-Kong, un menu simple et efficace pour montrer à ces habitués des tables multi-étoilées une vision plus racinaire, plus "nature" aussi de la cuisine espagnole.


Pourtant, c'est un repas beaucoup moins fastueux, plus frugal qui m'a enchanté. Il ne pouvait de toute façon être que simple, puisque même si le chantier touche à sa fin, il reste encore un ou deux détails à terminer pour que je puisse enfin cuisiner a casa, le menuisier doit finir de fêter la Sant Joan** (ah, les pétards…), quant au marbrier, on attend avec impatience la fin de sa sieste, qui on l'espère n'est pas éternelle (ce qui peut arriver dans ce genre de métier qui côtoie fréquemment les cimetières…).


J'ai juste parcouru les deux cent mètres qui nous séparent de la Boqueria pour manger ma tortilla du petit-déjeuner chez Pinotxo, avant l'arrivée des touristes, puis aller chercher de quoi bricoler à midi, entre deux cartons et un sac de plâtre. Et miracle, comme une célébration de l'été, j'ai vu ma première tomate. Si belle, si rare en ce pays ravagé par le monsantisme! "C'est une vraie rosa de Barbastro" m'a assuré la cultivatrice à laquelle j'aime bien prendre les primeurs. Elle n'est pas exactement dans le marché mais sur la petite place qui se trouve sur son côté droit (dos aux ramblas).


Pour rien vous cacher, de la rosa de Barbastro, j'en ai déjà goûté, et franchement, ça m'en avait touché une sans faire bouger l'autre. Il s'agit, à l'origine, d'une tomate rustique, de cette petite ville de la province de Huesca, dans les Pyrénées, province où naissaient tous les rois d'Aragon qui régnaient sur la Catalogne au Moyen-Âge.
Et de fait, celle-là, dodue et pleine, charnue, mûrie en plein champ***, voluptueuse, n'avait pas du passer dans les mains des améliorateurs de fruits et légumes. Elle me signifiait, rutilante, qu'enfin la saison était là, qu'on pouvait pour quelques précieux mois se régaler de nouveau de cette plante de sorcières. L'attente, un peu comme l'escalier dans d'autres circonstances, un des ingrédients essentiels du plaisir de manger vraiment, de manger de saison. À l'opposé des tomates en plastique des cuistots vomito-créatifs, spécialistes de l'aliment hors-sol.


Cette tomate, je l'ai tailladée vite-fait-mal-fait au couteau de chantier, sans même l'éplucher tant sa peau était fine, puis jetée dans un vieux plat de Puigdemont**** qui traînait par là, en compagnie de rondelles d'oignon doux de la même marchande et de quelques dés de fromage de brebis des montagnes catalanes.
Pas question évidemment de la massacrer avec un assaisonnement brutal comme l'autre jour au restaurant. Vade retro, balsamique de merde! Un peu de bon vinaigre de jerez, un pet de poivre noir, et une généreuse tombée d'une huile merveilleuse rapportée du Douro, de Quinta do Infantado. Réellement, malgré la poussière et le bruit des travaux, alors que Raúl le Péruvien finissait de poser des radiateurs aux allures de montera qui ne serviront à rien jusqu'à novembre ou décembre, je me suis régalé de manger l'été.



* Phrase dont le © appartient à l'Antoine Blondin de la place Dupuy, le caviste toulousain Philippe Lagarde, qui à minuit se transforme en alambic.
** Une fête essentielle en Espagne, bruyante et animée. Si vous venez ce jour-là, ne comptez pas dormir.
*** N'oubliez pas qu'à Barcelone, nous sommes au sud, très au sud, à une latitude équivalente à celle du sud de la Corse. Donc pour ceux qui s'étonneraient que l'on ait déjà des tomates, ceci explique cela. D'autant que même s'il a été plus frais que d'habitude, le printemps n'a pas été pourri comme en France.
**** Célèbres céramiques catalanes du XXe siècle (ci-dessous en dessous du Vallauris) créées à La Bisbal d'Empordà, j'en parlais notamment.




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