Soif d'élégance.
Il n'y a rien de pire que la joie imbécile des oiseaux à six heures et demie du matin. Surtout dans cette Barcelone bizarre, hébétée, dont la plupart des habitants, visiblement, ne comprennent pas vraiment ce qui s'est passé dimanche, la "révolució". Le pire, c'est ce faux rythme; après l'orgie politique, les discours, les rodomontades, les promesses, voici venu le temps des messes basses et des conciliabules. On se rencontre de façon informelle dans des lieux secrets, on négocie le bout de gras puis on se mure dans le silence. Ça va durer jusqu'au 13 juin.
À Pedralbes et à Sarrià, les bourgeois espèrent que leur cousin socialiste, ou même le républicain auquel on ne parlait plus qu'en cachette, va faire le sale boulot et "ramener ces excités à la raison". On veut y croire, personne n'est plus sûr de rien. Finies en tout cas les grandes démonstrations publiques, revoilà la Barcelone des murmures, celle "d'avant". Revoilà l'ambiance interlope des polars de Montalbán; j'hésite entre Meurtre au Comité central et Le labyrinthe grec…
Alors, armé de ma théière et d'un livre de douze pages, je suis allé sur la terrasse, j'ai tourné le dos à la mer et j'ai regardé le soleil du matin consumer la terre cuite, le béton et le fer de La rose de feu.
Le livre, vous avez vu son titre, en haut de cette chronique, un livre toulousain, un livre de copain. Je ne sais plus ce que nous avons bu avec Christian Authier quand il est sorti. Du vin naturel, sûrement, c'est un inconditionnel. Beaucoup, probablement. Peut-être même un peu tordu sur les bords, parce que ça, parfois, il s'en fait un genre…
Il y avait au moins deux ou trois bonnes raisons pour que j'attrape Callcut, boire pour se souvenir dans la bibliothèque:
1°) Christian m'a envoyé hier un petit mot, entre vin et littérature, qui m'a inspiré quelques réflexions que je souhaitais partager avec vous.
2°) L'ambiance petit-matin-du-grand-soir (évoquée ici et dopée par l'actualité politique), escortée de ses vociférations, de ses éructations, qui envahit la branchitude pinardière franchouillarde me fatigue; on n'y sert plus du vin mais des slogans. Un peu de sensibilité et de spontanéité ne sont donc pas superflues*.
3°) L'intelligence est une alliée quand même au lever du jour on a l'impression que la nuit tombe.
Tenez, rejoignez-moi sur la terrasse, et lisez, ça apaise.
Callcut, boire pour se souvenir a été publié par les Éditions du Sandre à Paris. Quand je l'ai lu la première fois, il m'a rappelé le souvenir des drôles de vins d'Éric Callcut. Je ne sais plus exactement quand et avec qui, peut-être avec Éric Cuestas du Temps des Vendanges. Ils nous avaient bien fait marrer à l'époque, j'avoue en revanche que je n'en ai pas bu depuis très longtemps.
Mais, ce n'est pas de Callcut dont il était question hier, juste de quelques phrases liquides & solides piochées par Christian Authier dans la Correspondance entre deux écrivains importants du XXe siècle français, Paul Morand et Roger Nimier**, que vient de publier Gallimard. Morand, Nimier… je sais, ça sent le soufre! Il ne manque que Chardonne, l'idole littéraire de Mitterrand, et la boucle est bouclée… S'il vous est possible de faire abstraction du pedigree de Morand (qui est tout sauf un détail) lisez cette phrase dans une lettre du "père" au "fils", le 23 janvier 1961, à propos d'un Valdepeñas:
"Tous les Onassis peuvent trouver du Lafite 47. Mais un vin ordinaire
intact, d’un équilibre inouï entre ses diverses qualités, d’une
honnêteté d’hidalgo, est introuvable en Europe, actuellement."
La phrase a plus de cinquante ans, mais cet œnophile distingué de Paul Morand souligne bien ce qui, davantage que de se faire reluire avec des étiquettes connues, constitue le vrai défi pour tous les défenseurs du vin: trouver le mouton à cinq pattes, le vin "ordinaire", le vin populaire (mais Morand n'aimait pas trop ce mot) de qualité. C'est d'autant plus remarquable que l'Académicien tardif, collectionneur de grands bordeaux***, n'avait grâce à son épouse aucun problème de fin de mois et ne courait pas après les picrates bon marché pour étancher sa soif. Son émerveillement est donc celui d'un authentique amateur qui justement s'intéresse, au delà de l'étiquette, aux qualités intrinsèques d'un jus plus encore qu'au statut social qu'il confère
En ce début de XXIe siècle où le vin, reconnaissons-le, est plus coûteux que jamais, beaucoup plus coûteux qu'à l'époque de Morand et Nimier, il y a là matière à méditer. Surtout si l'on se préoccupe dans les faits, pas que dans les discours, des aspirations du peuple, et, pour le sujet qui nous concerne aujourd'hui, de ses soifs vineuses. Ne perdons pas de vue qu'en France, le prix moyen d'une bouteille achetée dans le commerce ne dépasse guère, au mieux, cinq euros****. Plus que de plastronner, tout le talent, toute l'élégance du bougnat, du marchand de vin sont donc là: donner à boire au peuple.
* Si ça continue, sauf à accepter de faire viser ses commandes par des
commissaires politiques, il va devenir urgent d'acheter son vin par
correspondance en France, les cavistes politisés devenant aussi agréables que des chefs de rayon de pousse-caddie.
** Il n'est pas question que de littérature dans cet échange épistolaire, Morand et Nimier évoquent le vin, la table, le rugby. Ainsi cette brève missive de Nimier après un déjeuner chez Kléber Haedens: "Nous sommes sortis de table à neuf heures du soir. Il y avait vingt-quatre bouteilles de champagne vides. Ce résultat peut être considéré comme satisfaisant". Réponse de Morand : "faudra faire mieux la prochaine fois."
*** Paul Morand possédait une cave remarquable qu'il légua à un autre de ses amis, Kléber Haedens. Malheureusement, le jour où le camion qui livrait le legs arriva à "la petite ferme" des environs de Toulouse, ses amis s'apprêtaient à accompagner le fratriarche des hussards à sa dernière demeure. On dit qu'Antoine Blondin, évidemment présent ce jour-là, tapa dans la gourde.
**** Ce que rappellent les derniers chiffres du Ministère de l'Agriculture.
Elle a tout fait pour que je vive, c'est naître qu'il aurait pas fallu
RépondreSupprimerLouis-Ferdinand, vous ici?
SupprimerEncore un goût en commun... J'ai lu presque tous les romans de Christian Authier (une petite musique délicate que j'apprécie tout particulièrement) et j'ai évidemment noté son attirance pour des vins que j'adore ! Avez vous un contact où on peut le joindre? J'adorerais échanger avec lui sur le vin et bien d'autres choses. Merci de vos éventuelles pistes ! Ruchottement vôtre :-) Philippe Barret
RépondreSupprimerOui, Philippe, bien sûr.
SupprimerNous en parlons en privé?