Nue, la morue sait rester digne.


"Esqueixar", j'aime beaucoup la musique de ce verbe catalan. Il est synonyme d'une cuisine de l'instant, simple et précise, qui sait, sans trucages, sans tralalas, donner de l'accent à une matière première longtemps considérée comme ordinaire. "Esqueixar", ce n'est pas facile à traduire, c'est entre "effeuiller" et "fendre dans le sens de la fibre". À ne pas confondre avec son faux ami venu de sa langue-mère, l'occitan, "esquichar", devenu "esquicher" en français provençal.
"Esqueixar", c'est évidemment pour la morue qu'on l'emploie beaucoup, pour ce plat génial, cousin du sashimi et du ceviche, qui nous apprend à moins cuisiner pour mieux manger: l'esqueixada. Formidable économie de gestes que celui qui effeuille la morue crue, dessalée, pour ensuite l'assaisonner et l'agrémenter de ce que bon nous semble.


À midi, c'était (comme souvent) avec un peu de citron du jardin, du piment d'Espelette, de l'ail nouveau de Pilar et une giclée d'huile de Baena. Le poisson, nacré, ressuscité de son hibernation salée, vous saute à la gueule, comme débarqué de la pêche du jour.
J'ai essayé de reproduire cette recette en France, loin de mes vendeuses de morue barcelonaises. Une catastrophe! C'était à Narbonne. Après avoir couru sans succès les rares poissonniers rescapés de l'invasion des pousse-caddies, on m'avait dépanné avec un colis de morue acheté chez Métro, le cancer de la restauration. Une chair flasque, qui sentait l'eau sale d'un évier bouché. Ou le frigo mal lavé.


Par parenthèse (M le Maudit m'y fait penser), je trouve cocasse dans le paysage gastronomique hexagonal, ces cavistes-à-manger toujours très inquiets pour le vin, au niveau des "intrants", enculant toutes les mouches dans un rayon de dix kilomètres, mais qui après vont vous servir sans états d'âmes le tartare à base de minerai de viande de Davigel ou le célèbre parmentier de canard de Brake. Visiblement, il n'y a que le liquide qui empoisonne… Je voyais ainsi récemment Cyril Bordarier, l'inventeur de la cave-à-manger, dont on adora Le verre volé parisien poser gentiment dans Culin'R, le magazine foodiste d'Unilever Food Solutions (par ailleurs grand sponsor d'Omnivore). C'est le monde comme il va, où à défaut d'avoir des convictions, des idées, on a des postures. Où l'art de la glisse, du surf, s'est imposé, avec ses valeurs. Ou derrière les discours enflammés…


La morue, bien que pauvre (ou en tout cas considérée comme un plat de pauvres), sait, elle, rester digne. Fuyez celle qui tapine sous les néons glauques. Surtout pour cette esqueixada qui vous la dévoilera nue et que vous arrangerez comme vous voulez. En saison, si ça vous chante, mettez-y de la tomate, du poivron, de l'oignon doux, mais encore une fois, pour la morue, ne transigez pas. À Bordeaux, par exemple, j'ai remarqué, depuis que la mairie de Bègles s'est davantage inquiétée de faire pousser des hypermarchés que de protéger ses pendilles, que les Portugais ne faisaient pas mentir les légendes et demeuraient des intermédiaires fiables. Pas qu'à Bordeaux d'ailleurs.
Vous serez en tout cas enchantés par cette recette qui peut faire apprécier ce poisson à des gens qui ne goûtaient pas son côté plâtreux, un fois (trop) cuit, ou pire, bouilli.


Au lieu du fino réglementaire, sur cette esqueixada, nous avons pris des risques. Un vin qui m'a beaucoup dérouté, d'ailleurs, impossible à situer géographiquement. Ça pétrolait un peu, de beaux arômes citriques, légèrement camphrés, le portaient, un bel élevage. Étrange. 
Eh bien, à défaut d'être le meilleur accord du Monde sur ce plat qui l'abimait un peu, figurez-vous que c'était un cru d'un des grands "pays de morue". Pas le Portugal dont je parlais plus haut, mais la Catalogne où, plus encore que dans le reste de l'Espagne, on vénère ce poisson.


Un vin catalan, donc, un blanc magnifique d'une jeunesse incroyable pour ses neuf ans, superbement acide et long. Je n'en sais guère plus sur son origine, si ce n'est qu'il est produit en bio par la famille Bartra i Roig, à Sant Pere de Ribes, petite ville côtière du massif calcaire du Garraf dont je n'imaginais pas une minute qu'on puisse y trouver ça! Sûrement le plus beau blanc que je connaisse en Penedès, élaboré à partir d'un cépage appelé localement malvasía de Sitges. 
Coquetterie de l'histoire, cette variété tardive dont le nom principal est malvoisie de Lipari est, comme la morue, arrivée en bateau. On la trouve dans une bonne partie du bassin méditerranéen, Italie, Croatie, Espagne, les marins l'ont même portée jusqu'à Madère et aux Canaries. Merci à eux, et à la mer!





Commentaires

  1. Bègles fait pousser des centres commerciaux mais célèbre également son histoire avec la 20ème édition de la Fête de la Morue ce week end...
    Merci pour la recette, je vais tester ça prochainement !

    Médéric

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je sais pour la Fête de la Morue, dont j'ai déjà parlé. Mais je ne sais pas si un meilleur soutien aux entreprises existantes n'aurait pas été plus utile encore…

      Supprimer
  2. Beaucoup de jeunes Bordelais connaissent le lien historique qui unit Bègles à la morue grâce à cette Fête, c'est déjà pas si mal !
    A quel type de soutien pensez vous ?

    Médéric

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés