L'Europe, on va en faire un fromage !
La dernière fois que je suis allé en Belgique, je voulais manger des frites. On traversait le pays d'une traite, comme un camion de tomates espagnoles (ou hollandaises, suivant le sens). Je sais, le binge-tourism, ce n'est pas très glorieux, mais là-haut, aux confins de la Frise, un bateau et ses merveilleux emmerdements qui sentent le bois fané et la vieille graisse nous attendait impatiemment. Nous nous étions levé tôt malgré le glissant pinot noir des Côtes de Toul qui sentait tout sauf les rangers gelées en février sur le plateau d'Écrouves, et quoiqu'on en dise pour leur défense, les Ardennes n'ont pas la frite matinale. Ce n'est pas faute de tourner et de virer, de descendre dans ces vallées sur lesquelles l'autoroute lance des viaducs montagnards qui permettent d'en finir avec Le plat pays. Car nous les voulions, ces frites! La Voie sacrée sous un ciel diaphane nous avait laissés sans voix, puis le cœur soulevé un peu plus loin en suivant vaguement, de loin, les courbes molles de la Meuse, par le récit des journées tantôt silencieuses, tantôt vociférantes de ce vieux paysan languedocien, revenu d'entre les morts, et devenu insensible.
Passée la frontière, à Rouvroy dont le nom me fit penser pour des raisons que j'ignore au Jura suisse, ça tourna à l'obsession. "Trop tôt" trancha le chauffeur qui connaissait le pays. Alors, d'Arlon à Bastogne, on s'enfila du bitume, concluant que décidément la frite n'était pas une spécialité belge (ce que confirment la logique et la Faculté*). Mais la faim, non, le désir de manger était là! Il faut assouvir ses désirs, avoir le courage de ne pas résister à la tentation!
L'assouvissement apparu dans sa beauté triomphante, après quelques problèmes de parking, au milieu des baraques de bois de la foire d'Aywaille. Aywaille, ne me demandez pas comment ça se prononce, je n'en ai aucune idée. Pour les frites, les ménagères du coin, cabas écossais à la main (j'en avais un aussi) m'affranchirent rapidement, même refrain que le chauffeur: "Trop tôt". J'étais déconfit. Jusqu'à ce que l'un d'elles, charmante au demeurant, dotée d'un appétissant accent, m'indique pour me restaurer, dans un recoin du grand virage avant le pont, La cave du Fromager. "Spécialité de fromages suisses" annonçait un grand panneau polychrome estampillé sérigraphie de banlieue au fond de cette vallée ardennaise. Aïe! Non pas que je n'aime pas la production helvétique, bien au contraire, mes écrits en témoignent, mais que voulez-vous, je suis un idiot. Oui, madame, mademoiselle, monsieur, un idiot! Certains d'entre vous sont déjà au parfum, mais je suis victime de cette inclination archaïque qui fait que quand je traverse un pays, même sur l'autoroute, je veux manger et boire ce pays. De plus, comme à l'accoutumée, velléitaire comme je suis, je ne fais rien pour réprimer ce bas-instinct.
Et là, à La cave du fromager, le type, alors que mes pas se posent avec émotion sur le sol belge, me propose de l'appenzell, du gruyère, je crois même me souvenir qu'il avait du vin du Jura dans l'étalage d'à côté alors que déjà la bière n'attendait que moi, sa généreuse poitrine en avant.
"Vade retro, Satanas! Je veux du Belge!" Alors, il me montre sur la gauche des cubes emballés dans du papier un peu à la façon des petits-suisses (on y revient…) d'avant les grands empoisonneurs du lait. "Vous aimez le fromage fort?" s'enquiert-il d'une voix doucereuse? Un ricanement lui sert de réponse, j'embarque sans vraiment savoir de quoi il question, telles deux prises de guerre, deux herve, un doux et un piquant, de deux producteurs différents et je rejoins l'équipage, direction Liège, Maastricht puis tout au nord le bateau, Sylla, qui n'attend plus que nous pour sa baignade.
Alors, d'une traite, mais sur l'eau, nous avons avalé la Hollande, négligeant les vitrines d'Amsterdam, filant vers le Rhin pour la Mer du Nord et le Rail où nos quelques dizaines de tonnes ne pesaient pas lourd face aux monstres maritimes d'Anvers et de Rotterdam. Eux traversaient le Monde, nous nous contentions de l'Europe.
Ceux qui connaissent le bateau et les traversées savent à quel point la nourriture y a son importance. À bord, nous avions fait provision de liquides et de solides (excellents poissons fumés bataves) pour affronter ce type de navigation mixte que nous découvrions, ce drôle de cabotage, mais un produit, par dessus tout, a fait notre bonheur: le fromage de Herve. Il disait la terre, l'humidité de cette Belgique orientale que nous avions à peine sentie, l'appétissant accent de la ménagère de Aywaille, de longs hivers dont nous aspirions à sortir, le bonheur d'après les champs de bataille, il effaçait même la frustration de la frite.
Ce fromage de Herve, sur le jacht hollandais, ce fut notre mascotte, sur les canaux, les fleuves et la mer, presque un membre de l'équipage. Même au moche milieu des fumantes usines de Gand, il nous murmura à l'oreille que les paysans n'étaient pas morts, que nous pouvions encore manger un peu de notre culture. Et quand dans un pauvre bled de la frontière belgo-française, à l'approche des usines désaffectées, on nous apporta enfin des frites, nous nous rendîmes compte qu'elles valaient mille fois moins que lui.
Revenons sur terre, le fromage de Herve, si je vous en parle aujourd'hui, ce n'est pas pour vous emmener en croisière à travers le Benelux, mais parce qu'il est victime de la bêtise. Parce qu'il devient un chef-d'œuvre en péril.
J'ai été alerté à ce sujet, depuis Bruxelles, par le cri du cœur de mon camarade Patrick Böttcher. Je ne vais pas vous raconter l'histoire, il le fait beaucoup mieux que moi et sait bien mieux de quoi il parle, lisez, c'est ici**. Il ne reste que deux producteurs artisanaux de herve, mais l'un des deux vient de se faire prendre par la patrouille de la modernité, par les paranoïaques de l'aseptisation, ceux qui ne comprennent pas que sans défenses naturelles nous ne sommes plus rien. Ce producteur, on lui a cherché des poux dans la tête, des listeria, des pécadilles pour contrôleur vétilleux, et il veut arrêter. "Parce que vous comprenez, la sécurité alimentaire…"
Je ne sais pas si la frite est vraiment belge, et peu m'importe le folkore, mais le fromage de Herve, notre compagnon de traversée, lui, pue le terroir. Oui, je sais, c'est facile de dire que ce fromage sent "un peu". Pourtant, quelle délicatesse! Quel bonheur au regard de l'immonde fumet que dégagent les fromages industriels, les Philadelphia et autres "fromages analogues", ces Frankenstein de la crémerie dont je ne veux même pas pour ma poubelle de peur qu'ils ne la détériorent. Quand nous les défendons, les vrais fromages, les fromages au lait cru, je suis désolé, ce n'est pas grandiloquent, mais c'est notre culture, notre patrimoine que nous défendons.
Je crois que monsieur Munnix, le fromager qui veut tout plaquer, en a tout simplement plein le cul. Comme on l'entend trop souvent chez tel ou tel artisan, chez tel ou tel restaurateur, chez tel ou tel vigneron. Comme nous sommes des millions à en avoir plein le cul de normes stupides, soit-disant européennes, qui ne servent à rien si ce n'est à faciliter la vie de multinationales qui nous la pourrissent. En plus, là, ça se passe en Belgique, au pays de Bruxelles, de cette Europe sur laquelle les aigris de tout poil, les nationalistes haineux se font un plaisir de cogner à bras raccourcis. Beau cadeau!
Moi, j'aime le fromage de Herve, et j'aime l'Europe. Cette Europe de paix, on ne va pas laisser des lobbyistes, des politicards et des fonctionnaires nous la bousiller! Souvenez-vous de ce que j'écrivais au début de cette chronique, la nausée après avoir remonté la Voie sacrée! Souvenez-vous de ces célébrations du 8 mai il y a une semaine! L'Europe, elle aussi, est sacrée, rendons-la moins con, apprenons-lui à foutre la paix (notamment) à nos fromages. Ainsi, Bruxelles retrouvera la frite.
* Entre la patate arrivée d'Amérique du Sud, consommée tardivement par les humains, et ce mode de cuisson sudiste, la friture, on a des doutes sur la belgitude de la frite. Doutes confimés par l'université de Liège.
** Depuis, la caviste-blogueuse belge, Sandrine Goeyvaerts lui a emboîté le pas.
si les normes sont bien européennes, leur application intégriste, aveugle, mécanique et bornée est celle de l'AFSCA...
RépondreSupprimer