Vanille ?


Au début, il y a une envie toute bête: cuisiner un peu de pain perdu pour passer les restes de Noël. La matière première, donc, on l'a. Tout comme un litron de lait frais et la demi-douzaine d'œufs de ferme qui va avec, fraîchement arrivée de France. Parce que pour le coup, on n'est pas pas en France mais en Espagne, de passage dans une ville moyenne, normalement aisée, de la grande banlieue de Barcelone, Vilanova i La Geltrú*.


Faute d'épicerie ouverte (le samedi après-midi, le commerçant catalan se prépare au dimanche), je fais un crochet par la petite supérette sise à proximité de la mairie, quartier charmant quoiqu'un peu décati et squatté par le révolutionnaire subventionné, réputé pour ses soirées animées. Renseignement pris, après avoir fait le tour d'un important rayon d'épices et de condiments, la taulière me met sous le nez une poudre blanche dans un flacon transparent qui évoque irrésistiblement le sucre glace. Un peu comme sur la photo du haut de la page…


Décision est prise de s'adresser à un spécialiste. Au bas de la rambla, côté mer, est installé un herboriste qui fait figure localement de référence devenu avec le temps épicier bio. "Là, tu trouveras tous les épices du Monde!" Je me bouche le nez en frôlant les cosmétiques et les onguents, évite soigneusement les blisters de tofu et les sachets de pisse-mémé, me dirige prestement vers le rayon convoité: rien. Je demande à l'employé qui me redirige vers la cheftaine qui elle-même interpelle le propriétaire, lequel peine à masquer un soupir, puis me conduit vers une étagère près de l'entrée d'où il extrait fièrement un flacon de plastique à l'étiquette pas très "nature".
Comme il insiste à me convaincre que ce liquide contient bien de la vanille, je lui fais remarquer la mention "ARTIFICIAL" inscrite en majuscules et en caractères gras, bleu-marine, sur le flacon. Déçu, il me sort sa carte maîtresse, un gros bocal de verre sur lequel un autocollant indique là-aussi en majuscules noires sur fond jaune: "VAINILLA". Le seul problème, c'est qu'à l'intérieur, ce sont des bâtons de cannelle. Je lui fais remarquer, il prend un air (faussement?) surpris…


On me conseille alors de déroger à mes principes, et d'aller enterrer mes illusions dans la banlieue de la banlieue, et nous voici sur le parking glauque d'un hipermercat qui sent bon le fait-divers, l'ado poignardé, la femme battue et le gamin enlevé-violé-assassiné. Le tout sur fond musical de Seat Ibiza jaune. Quand on aime le pain perdu…
À l'intérieur, c'est la fiesta générale! On voit bien que la maison s'est décarcassée pour faire venir du Monde entier (du Tiers-Monde entier) les produits les plus fabuleux: ananas DelMonte du Costa-Rica au Bromacil, saumon fumé aux farines animales, foie gras hongrois…


Le rayon "aide à la pâtisserie" est important. Pour un peu, on se croirait au Celler de Can Roca, dans le labo magique de Jordi Roca. L'industrie pétrochimique nous offre là de quoi laisser s'exprimer toute la créativité des cuisiniers en herbe, sous la houlette notamment du Dr. Oetker, multinationale de la malbouffe au passé douteux. Là aussi, évidemment, pas question de vanille naturelle, la vanilline d'usine (liquide, pas en poudre) règne en maître.


Je vous passe les épisodes suivants de cette épique quête de la vanille, nous en avons trouvé deux gousses défraîchies dans un autre pousse-caddie et avons finalement été sauvé par un lointain souvenir de voyage au Kerala**, encore gorgé d'arômes riches et précieux. Le pain perdu est sauf, il sera pur et sans taches, naturel.


N'empêche qu'au delà de cette anecdote, voilà bien l'illustration d'une tendance lourde, voulue par l'industrie de la malbouffe, mise en place avec la complicité active de la Pieuvre de la grande distribution, de politiciens dévoyés et de cuistots déstructurants du genre de celui sus-cité: tout est mis en œuvre afin de perdre la mémoire, les parfums, les goûts, les saveurs de base qui forment notre bibliothèque, notre abécédaire de ce qui se mange et se boit. Plus de chocolat, de l'arôme chocolat. Plus de citron, de l'arôme citron. Plus de truffe, de l'huile de truffe. Et plus de vanille, de la vanilline. Tout cela évidemment orchestré par les fabricants d'odeurs artificielles, qui vont verser leur poison olfactif dans notre vie quotidienne, toujours le même, synthétique, du désodorisant WC au yaourt. Pensez-y, et loin du prêt-à-chier, et revenez au fondamentaux.





* Je vous parlé de son joli marché (malheureusement fermé l'après-midi) dans ce billet. Vilanova, cité ouvrière, abrite aussi un important port de pêche qui fait d'elle, comme Palamos, Dénia ou Huelva, une des capitales de la gamba roja. Moins connue des touristes, la sienne est au moins aussi estimée à Barcelone que celle de Palamós.
** Puisqu'on parle de Kerala, si pour bien finir l'année vous vient l'envie d'une bonne action, pensez à aux écoliers de Inde-Deux-Trois.

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