Gare au réchauffement gastronomique !


Je ne sais pas si vous vous souvenez de ce passionnant article qui mettait en avant les similitudes entre le MondoGastro et le prêt-à-porter. Publié par la revue Mode de recherche de l'Institut Français de la Mode, il s'intitulait L’esthétisation de l’appétit ou le développement de la cuisine par la mode.
L'auteur, le sociologue et philosophe italien, spécialiste du marketing, Luca Vercelloni y expliquait notamment comment "le maniérisme prédominant de la cuisine contemporaine a bouleversé l’ordre des choses". Tenez, je ne résiste pas au plaisir de vous faire lire ou relire la suite:
"La présentation des aliments n’a pas pour rôle de stimuler l’appétit mais place l’émotion avant le plaisir, l’esthétique avant la technique, le style avant le plaisir de la dégustation. Puisque la presse spécialisée encense ces chefs en leur attribuant le statut de «designer culinaire» et puisque les photos des magazines présentent leurs créations comme des œuvres d’art dans une exposition, alors rien de surprenant à ce que la visibilité (au sens propre comme figuré) prime sur toute autre considération. L’idée soutenue par la civilisation de l’image que l’apparence équivaut à la substance a également corrompu le monde de la restauration. La cuisine gastronomique est maintenant devenue une branche familiale de la mode. Car la mode n’existe-t-elle pas pour le plaisir des yeux ? Ceci explique pourquoi aujourd’hui la photogénie a détrôné la gastronomie."


C'est un fait, le MondoGastro, le monde de la bouffe, ressemble de plus en plus à celui de la fringue (tandis que celui du vin s'en approche à grandes enjambées). Une des caractéristiques de ces univers futiles, puérils, c'est qu'on conditionne les couillons qu'y laissent prendre, comme dans une cour de récréation, à crier "prem's!" Peu importe le fond, ce qui compte, c'est d'être le premier. Le premier à choisir sa tenue de plage dès février, alors qu'il fait -10°C dehors. Le premier couillon à porter la veste made in Bengladesh de tel ou tel créateur, la paire de baskets fabriquée en camp de travail chinois de telle ou telle grande marque.
Ce mécanisme, ce conditionnement stupide, ont donc fait leur apparition dans le MondoGastro. Les réseaux sociaux apportent d'ailleurs leur pierre à ce grand édifice de la sottise humaine en permettant de diffuser l'image, la preuve de l'immense coup de génie qu'on a eu de manger d'un produit saisonnier avant ses petits copains (qui ne manqueront pas de surenchérir rapidement). On observe ainsi que la truffe noire débarque désormais dès la fin novembre. Bon, elle n'a aucun goût, ne sent que l'huile au méthyl 2-butanol, ce n'est pas nécessairement de la melanosporum, mais en photo sur Facebook, posée en évidence, bien sèche, sur un plat, ça a vraiment de la gueule!



Une personne de bon sens, au fait des rythmes naturels, leur dirait naïvement: "mais enfin, mes petits, pourquoi n'attendez-vous pas la saison? Elles seront bien meilleures (et en plus moins chères) en janvier ou en février!" Car, ce que ne sait pas cette personne de bon sens, c'est que les mêmes couillons ne mangeront pas de truffe en janvier, parce qu'à ce moment-là, pour eux, il sera temps de faire des selfies à côté de leur assiette d'asperges.
"Des asperges? En janvier?" Oui, aucun problème, c'est l'authentique asperge d'hiver, elle vient de Provence. Intervient là un des trucs importants, fondamentaux, dans cette cuisine de crétins: la caution du grand chef. Et effectivement, les cuistots majuscule ont donné le top départ à cette imbécilité. En pole-position, nous avons Pierre Gagnaire qui, dès 2006 a intégré l'asperge à son menu d'hiver. Joël Robuchon, a perfectionné la combine en 2011 puisqu'il a servi de l'asperge de Mallemort dès le 31 décembre, au réveillon du Métropole, à Monte-Carlo.


Sûrement grâce aux effets du réchauffement climatique, les asperges sont donc devenues un plat traditionnel du réveillon. Aucun gastronome en culotte courte ne s'en étonne plus. Ainsi quand Patrick Bertron, le chef du Relais Loiseau, affiche sur Facebook son menu de Saint-Sylvestre 2014 où il propose (photo ci-dessous) de "Belles Asperges de Provence cuites à l'étuvée, fine tartine de caviar, soubise d'oignon des Cévennes", la claque like à tout rompre. Normal, on vous dit, l'asperge est un légume de fin décembre! Par parenthèse, les cuistots français, en ça, ne font que suivre l'exemple de leurs collègues hors-sol d'Espagne; j'ai ainsi le souvenir d'un déjeuner du 6 décembre au Celler de Can Roca où l'asperge triomphait…


Bienvenue, donc, dans l'ère décérébrée du bling-bling! L'ère indécente, obscène, de l'égoïsme absolu aussi où l'on va aller jusqu'à chauffer la terre pour que que quelques privilégiés consomment des asperges deux ou trois mois trop tôt pendant que dehors des clodos meurent de froid. Pendant que le réchauffement climatique, à cause de l'accumulation de conneries de ce genre va faire les dégâts que l'on sait. Il va de soi que tous ces chefs, si on allume une caméra jureront la main sur le cœur qu'il n'y a rien de plus important que la Nature, et tititi et tatata…
Alors que c'est si bon de respecter la saison, la course du temps. De savoir attendre, de faire de cette attente elle-même un des ingrédients du plaisir. De penser, alors que l'hiver bat son plein, à ces asperges goûteuses, annonciatrices du printemps à venir, comme celles de Saint-Sixte en Tarn-et-Garonne qui m'ont régalé en mars dernier. À toutes les asperges de paysans qui savent qu'avant l'heure, ce n'est pas l'heure.
Pour cette fin d'année, je vous souhaite tout le bonheur du Monde, avec ou sans réveillon, mais surtout, je l'espère pour vous, sans asperges artificielles.





Commentaires

  1. Mais ils savent attendre, voyons : dès septembre ils attendent avec gourmandise les asperges de noël.

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