Le poulpe aux œufs d'or.


À chaque fois que je rencontre des touristes en Espagne, je suis frappé par leur émerveillement devant ce qui m'est devenu ordinaire. "L'herbe est toujours plus verte ailleurs", certes, mais ça n'explique pas tout. Que ce soit à Barcelone ou dans d'autres parties du pays, s'exerce un magnétisme que seules peuvent égaler (dépasser?), en Europe, l'Italie ou la France.
En France, justement, des voix s'élèvent depuis plusieurs années pour demander que l'on redynamise cette industrie qui demeure une des plus lucratives. Une demande semble-t-il entendue puisque le ministre des Affaires étrangères a annoncé hier un plan de un à deux millions et demi euros pour relancer le tourisme hexagonal, auquel les attentats de novembre ont porté le coup de grâce. L'avenir nous dira si la méthode de ce plan (axé sur la publicité institutionnelle) est la bonne ou s'avère trop colbertiste*.


Mais j'en reviens à ma question de départ: pourquoi s'émerveillent-ils? 
J'ai trouvé une partie de la réponse en déjeunant dimanche, sur le coup des quinze heures, dans un petit rade des environs du port de Barcelone. Nous sommes carrer de la Mercé, dans les petites rues, à deux pas du premier atelier et du bordel préféré de Picasso, à l'extrémité maritime du Barrio Gotico, tout près des centres commerciaux et des attractions pour guiris comme on dit pas très gentiment ici. Pourtant, finalement assez indifférents au tourisme tentaculaire que combat avec hargne la mairesse d'extrême-gauche, les tenanciers du Bar Celta (en fait une pulperia) continuent leur bonhomme de chemin et servent exactement les mêmes plats qu'il y a vingt ou trente ans. Pour dire, le vin blanc galicien, l'albariño y est encore servi au bol, comme sur une bonne partie de la façade ouest de la péninsule (puisque la méthode s'applique également à certains crus portugais).


Ici, dans ce décor ringard à souhait, aux touristes comme aux Catalans ou aux émigrés galiciens, on sert en priorité du poulpe. Excellent, tendre et goûteux. Et puis, des sardines, des anchois frits, des groins de cochon confits, des piments ainsi qu'une tortilla épaisse comme l'annuaire de Barcelone. Est-ce l'adresse gastronomique de la ville? Assurément non. Est-ce que nous y avons passé un bon moment? Assurément oui. Et à un prix défiant toute concurrence, moins de cinquante euros pour trois en buvant deux bouteilles de vin (correct) et en dévorant une multitude de plats bien garnis de produits frais. Le tout dans la bonne humeur, sur granito jonché de serviettes sales, rigolant de sentir un peu la frite en sortant saluer la Mercé et la maison familiale de Picasso.


Et là, je me suis mis dans la peau de ces touristes français qui débarquent à Barcelone et qui tombent sur cette pulperia bruyante, vivante, et qui, malgré la proximité de la mer et la dimension de la ville, ne se font pas défoncer le portefeuille. Et je comprends ce qui les émerveille ici. On va appeler ça la vie, tout simplement. Avec un brin d'authenticité.


La vie et l'authenticité que traquent méticuleusement en France (tous les jours où ils ne sont ni en vacances ni en maladie) des hordes de fonctionnaires vétilleux. La vie et l'authenticité qui sont quasiment devenus impossibles à mettre en scène pour les restaurateurs français, persécutés par l'application à la lettre (et même au delà) de normes qui agissent comme un rouleau compresseur sur tous les atouts distinctifs d'un territoire, sur tout ce qui fait sa culture, sur tout ce qui fait son charme. 


Ces normes, je vous ai déjà dit à maintes reprises tout le mal que j'en pense, ici notamment, dans ce bistrot d'un autre quartier de Barcelone que les contrôleurs et les inspecteurs auraient fermé de l'autre côté des Pyrénées. Ces normes, ce sont pourtant les mêmes qui s'appliquent à l'Espagne, mais on y met un peu moins de zèle, on ne cherche pas avant tout à réprimer, à punir le méchant patron, le méchant commerçant. Au delà des plans à un ou deux millions d'euros, peut-être devrait-on songer à ce petit détail dans les ministères parisiens, au lieu de continuer de faire de la France un pays où l'on pleure avant d'avoir mal, un pays qui fait la gueule et qui ainsi risque bien de finir par tuer la poule aux œufs d'or.




* En découvrant ce plan, je n'ai pas pu m'empêcher de repenser à l'usine à gaz, institutionnelle elle aussi, mise récemment en place par le prédécesseur de Jean-Marc Ayrault pour promouvoir le vin français, et dont je vous parlais ici.


Commentaires

  1. "Un à deux et demi millions d'euros pour relancer le tourisme hexagonal", c'est très, très peu.

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  2. C'est bien ,comme tu, le dis de tourisme "tentaculaire" dont il s'agit ! Merci une fois de plus de nous faire sentir le bario.

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