L'explosion et le mensonge.


Ce n'est pas une image de guerre. Ça pourrait. La pièce est déchiquetée, une cloison de brique plâtrée tombée sur ce qui a du être un lit, la porte arrachée du chambranle.
Je redécouvre cette photo d'Ulrich Lebeuf* avec une émotion intacte. Elle fait partie d'une série sans emphase sobrement intitulée AZF. Il n'y est pas question de spectaculaire, juste de petites choses qui montrent des murs blessés, des ruines meurtries, la chronique d'une vie qui a changé, ou qui s'est éteinte. Beaucoup de pudeur dans ce geste photographique, l'intimité morte d'un Pompéi contemporain.


Le vingt-et-un septembre 2001, à dix heures dix-sept, j'étais à quelques centaines de mètres d'AZF*. Comment oublier la vibration puis le souffle de l'explosion, le blast comme on dit à l'armée? Je me souviens de la baie vitrée qui m'est tombée dessus, du faux plafond effondré, l'obscurité soudaine, ce nuage de poussière, les cris, une femme enceinte qu'il a fallu immédiatement évacuer de mon bureau, puis juste derrière la fabrique Technal, ce champignon jaune dans le ciel de Toulouse.


Nous étions pris au piège, comme des rats, coincés sur un parking gris. Certains parmi nous savaient que si la conduite de "gaz moutarde" voisine s'était rompue, nous allions mourir. Impuissants.
Quand, à coups de masse, le portail électrique s'est enfin ouvert, que j'ai compris  que j'allais vivre, je me suis précipité dans la Saab noire dont le ciel de toit était arraché pour aller me noyer dans la panique d'un périphérique englué par l'exode soudain des rats que nous étions devenus. Et, multipliant les itinéraires bis, j'ai lentement, péniblement, foncé au centre-ville, chercher ma fille à la crèche, embarquer sa mère. Avec une seule idée, fuir les miasmes, ce nuage méphitique, aller respirer ailleurs.


Cap à l'Est, vers les Corbières. Je me souviens qu'à partir de Trèbes, le ciel s'est dégagé, et qu'à mon arrivée au village, il faisait chaud, sensation qui contrastait avec le froid glacial que nous avons tous ressenti au fond de nous ce jour-là à Toulouse. Le viticulteur aux mains calleuses m'attendait sous l'immense platane de la cabine téléphonique, à l'entrée du village, tout près de son garage où se mêlent dans un joyeux bordel engins agricoles de collection, clés Facom millésimées, barils d'huile bigarrés et un amoncellement de bidons en plastique dont le point commun est une tête de mort, comme un drapeau pirate inversé. 


Il pleurait. Je ne crois pas que c'était des larmes de crocodile, et immédiatement, il m'a parlé de l'usine d'engrais volatilisée dont le nom figurait sur certains des sacs de son garage. Plus que de m'en parler, il m'a fait une promesse. Plus jamais, il n'utiliserait ces "saloperies", ni fertilisants, ni herbicides, ni fongicides de synthèse. Nous en parlions d'ailleurs depuis un bout de temps, avant même le Big Bang. Aller vers le bio, parce qu'il n'y a guère d'autre choix, arrêter d'empoisonner la Terre. Et du coup faire des vins meilleurs, certes, mais bons également, au sens "cathare" du terme, intrinsèquement bons.


Cette promesse, comme tant d'autres, à moi et à d'autres, le viticulteur corbiérenc aux mains calleuses ne l'a pas tenue. Les derniers temps où je l'ai connu, il était même reparti en sens inverse. Claironnant à qui voulait bien l'entendre que le Roundup, ce n'était pas grave, qu'on n'en mettait pas beaucoup et que ce n'était pas avec un petit bidon comme ça qu'on allait polluer. Je ne lui en veux pas vraiment. Comment reprocher à un menteur de mentir? Ce n'est que sa nature profonde, son vice, sa maladie. Mais n'est-ce pas la nature profonde, le vice, la maladie d'une bonne partie de l'agriculture française?
"Tu n'a rien vu à AZF" ai-je envie de lui écrire aujourd'hui, sur l'air d'Hiroshima mon amour. À lui qui s'en fout, qui est au dessus de ça et qui soignera le mensonge par le mensonge, à tous les autres surtout, qui ont la force de douter, qui ont envie d'essayer, d'avancer. Tu n'as rien vu et tu n'as rien compris. En fait, il suffit de se taire (ce qui évite de dire des âneries) et de regarder les images.




* Mon ami Ulrich est un des photographes français importants de ce début de siècle, vous pouvez voir son travail ici, sur le site de l'agence Myop, où sur Instagram.
** La catastrophe d'AZF a fait trente-et-un morts, plus de deux-mille-cinq-cents blessés et d'énormes dégâts matériels. Consécutive à l'explosion d'un stock de nitrate d'ammonium, on estime qu'elle est due à des défauts d'entretien et des négligences. Le nitrate d'ammonium est majoritairement utilisé comme engrais chimique.



Commentaires

  1. Un tel phénomène que l'explosion d'AZF, que l'on n'a pas -ou difficilement pu reproduire in vitro- est certainement chose qui peut poursuivre une vie. A mon maigre niveau j'ai travaillé avec les agriculteurs, et s'il y a une chose que je juge sans danger véritable, ce sont les engrais.
    Le molécule fabriquée à grand coups de gaz naturel est la même que celle que produit le sol.
    Je suis beaucoup plus réticents aux produits faits pour tuer, chirurgicalement ou pas. désherbants, insecticides, fongicides ont vraiment tout pour faire peur. Les fongicides ou insecticides bio nous garantissent leur naturalité, mais en aucun cas leur innocuité.

    Et le grain stocké et pas traité sait par exemple produire l'ergot du seigle (mortel). Que vivre est dangereux ! Ca finira mal ...

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  2. Régis enfin ! Les engrais pas dangereux ?

    Pour les riverains des usines productrices ? Pour nos sols sans plus d'équilibre ni vie organique ? Pour nos rivières aux fonds colmatés, sans rien d'autre que les algues et plantes opportunistes nourries par les bons engrais réssuyés des terres agricoles qu'ils n'ont pas nourris un seul instant ?

    La molécule est la même que celle produite par le sol ? Apportons lui de quoi se débrouiller seul alors. Comme vous dites ... si on croit savoir aussi bien faire que la nature, en lui pissant dessus au passage ... ça finira mal.

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