Le centre de rééducation des manchots.


Oui, c'est vrai, se nourrir, cuisiner, sans bras, sans mains, ça doit être terrible! Heureusement, dans leur grande bonté, les philanthropes du pousse-caddie ont pensé à tout. Nous avons tous vu ces quartiers de clémentines épluchées vendus par Carrefour (en bas) qui d'un seul coup permettaient à ceux que le handicap a frappé de se régaler de ce joli fruit d'hiver. Une idée tellement géniale, un tel progrès pour l'Humanité au ventre plein, que le principe a été repris, amplifié. Ainsi ces merveilleuses barquettes, pleines de couleur, vendues (à bon prix) dans un primeur "au look bio" des beaux quartiers de Barcelone. Là encore, le manchot va pouvoir renouer avec le plaisir de la soupe (si tant est que quelqu'un lui tienne la cuillère…). Et puis, reconnaissons-le, le légume, sous plastique, c'est quand même plus beau, plus propre, plus sain.


Dans le même ordre d'idées, comment ne pas rendre hommage à ces boulangers qui, toujours dans le cadre de la lutte pour l'intégration des handicapés de la génération pain-de-mie, pré-découpent miches et bâtards en boutique, ce qui leur permet de surcroît de sécher plus rapidement, et donc d'en jeter davantage à la poubelle*, symbole du luxe occidental.


En revanche, pour ceux qui ont encore la chance d'avoir leurs mains et leur bras, je veux faire ici la publicité éhontée d'un de mes voisins, la coutellerie Roca. Une "maison de confiance" comme le proclame la mosaïque de l'entrée, en fait une espèce de magasin de jouets pour adultes gourmands. Nous sommes Plaça del Pi à Barcelone, face à la vieille basilique Santa-Maria-del-Pi au pied de laquelle se réunissent les peintres chaque fin de semaine. Roca, c'est une de ces boutiques d'avant la société de consommation où, quand vous voulez acheter un outil, on vous pose d'abord la question "pour quoi faire?" afin de parfaitement répondre à votre besoin.


On n'est pas dans la fringue**, les Roca sont des gens de métier, ils ne se sont pas improvisés couteliers. Avant d'ouvrir la boutique, en 1911, leur ancêtre Ramón est aller étudier à Solingen et à Paris, chez les meilleurs artisans de l'époque. Et depuis, plaça del Pi, on sert aussi bien les professionnels que les particuliers. On y trouve donc de tout, du petit Pallarès catalan à quelques euros aux très couteux Japonais de Michel Bras, sans compter tous les ustensiles de cuisine, les ciseaux, les sécateurs, les rasoirs, les moulins, les blaireaux, etc…


Comme vous pouvez vous en douter, les vitrines de la maison Roca sont une cible de choix pour les appareils photo des touristes (nous sommes à deux-cent mètres des ramblas, de la Boqueria et du Liceu). Mais, si vous passez par là, je vous en supplie, ne vous arrêtez pas, comme les guiris, aux extérieurs, entrez, et le souvenir, achetez-le.


Car comme beaucoup d'habitants du quartier, j'ai peur tous les jours que la coutellerie ferme et soit remplacé par un hideux marchand pakistanais de faux maillots du Barça ou un horrible amoncellement de fringues bangladaises ou chinoises. En sept années de crise, j'ai vu disparaître dans cette villes des boutiques merveilleuses, véritables monuments historiques du petit commerce, mémoire aussi d'artisanats et de coutumes espagnoles***. La survie de ceux qui restent est entre nos mains, donc, s'il vous plaît, à votre prochaine visite à Barcelone, soutenez mon centre de rééducation pour manchots…





* Quand on est moderne, on jette, on ne s'abaisse pas à faire du pain perdu.
** Ou malheureusement dans le vin où l'on voit de plus en plus d'hurluberlus s'installer caviste avec une connaissance plus qu'approximative du produit.
*** Vinçon où le Colmado Quilez, par exemple, dont je parlais ici.



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