L'écrivain-vigneron de Rivesaltes.


Rivesaltes, où je m'arrête quand je veux pallier les carences stylistiques des Corbières ne compte pas qu'une excellente fromagère, un bon primeur et un boucher sympathique. Jusqu'à hier, la capitale de la douceur roussillonnaise comptait un écrivain discret, écrivain et vigneron. Henri Lhéritier, enfant du grenache et du maccabeu est parti brutalement*, deux jours après avoir fêté ses soixante-dix ans.
Le plus convenable me semble-t-il, pour célébrer la disparition d'un écrivain est de lui laisser le dernier mot. En l'occurrence ceux d'une de ses dernières chroniques. Et, au plus vite, de lever notre verre, chargé de vin doux naturel.



Orgasme

"Verdun, c’est le chef d’œuvre d’une guerre, l’hymne à la joie d’une symphonie saturée de bruit et de fureur, si c’était de l’amour, ce serait un orgasme, cet orgasme monstrueux que l’on ne cesse de chercher, auquel on croit arriver un jour, sinon hein ! on n’insisterait pas. Les militaires, eux, s’en sont approchés, à coups de canons, dans des rugissements bestiaux, des mouvements forcenés de pénétration ou des reculs mesurés, la belle qu’ils servent va connaître l’incandescence de la chair, elle va crier à en perdre la raison, ils veulent aller jusqu’au bout, jusqu’au relâchement céleste, jusqu’à ce sentiment que quelque chose vient de se produire qui marquera définitivement un territoire et son histoire, jusqu’au moment où Athéna, pantelante, cheveux raides, robe déchirée, ruisselante, seins griffés, l’air d’un géranium décoiffé par une violente tramontane, réclamera qu’on ne la touche plus, qu’on décrète un armistice du sexe, une cessation de palpation, qu’on laisse ses flancs tranquilles, qu’on n’investisse pas son centre, elle doit respirer, se refaire. Qu’on l’oublie !
Or non !
Ou plutôt oui et non !
Comme l’amour, le sens de la guerre est immuable : on la fait pour pouvoir la refaire. Elle résulte de vagues causes plus mauvaises les unes que les autres, mais n’est régie que par le désir. Sa raison d’être est de succéder indéfiniment à elle-même sans résultat et sa force est de ne pas avoir d’antidote. La paix n’est pas son contraire, c’est sa respiration.
Il en est ainsi des orgasmes, on met toutes les chances de son côté pour atteindre le point culminant, cette perfection que l’on imagine, dont on rêve, puis au bout, une fois de plus, ce moment où devraient arriver d’ébouriffantes cabrioles, cela ne tient pas ses promesses, encore raté, se dit-on, ou à peine suffisant, alors il faut remettre ça et le plus vite possible. Si la guerre ou l’amour atteignaient un jour leur perfection, ils n’existeraient plus.
J’en ai connu d’autres, vous savez, j’ai fait Crécy, Marignan, Wagram, je n’ai jamais joui d’un tel spectacle, me dit Athéna, en tentant de remettre de l’ordre dans sa tenue, ils y vont fort, ils ne m’ont laissé aucun moment de répit, ma chair est encore meurtrie de leurs assauts, ils se sont accrochés au moindre relief de mon corps, pas un téton, pas une fesse, pas un espace de mes cuisses ne leur a échappé, ils ne m’ont pas honoré, ils m’ont déchiqueté. J’ai pourtant bataillé d’un bout à l’autre de la terre, Les Thermopyles, Hastings, Borodino, Gettysburg, mais chaque combat, je le constate, devient de plus en plus sanglant, je m’y épuise. Dans le mal, les hommes sont plus forts que les dieux et les guerres de demain seront plus échevelées encore, je le sais, continue-t-elle en passant sa langue sur ses lèvres humides. À ce point, je préfère devenir déesse des moissons, ou de la sexualité, mais pas de la leur, de la mienne ! Mon plaisir ? S’en sont-ils préoccupés une seule seconde ? Ils ont pris le leur, ça oui, fait-elle. Et du coup elle se colle à moi dans sa robe blanche dont les plis laissent deviner de pacifiques attraits.
Bon, nous Français, avons une guerre sur le dos, les états d’âme des femmes, leur besoin de tendresse, on n’en a rien à faire, on vous fera signe lorsque le moment nous conviendra, pour l’instant, masculins jusqu’à la pointe de nos fusils, on défonce et on explose. Et moi, embarqué dans ces commentaires sur la Grande guerre, ces histoires d’orgasmes réussis ou médiocres, ou avortés, ne sont pas mon affaire, pas plus que ces rondeurs de déesse devinées. D’ailleurs je ne jouis pas grâce aux femmes, mais grâce à l’écriture. Actuellement j’ai l’âme d’un canon, le sentiment et la tendresse ne sont pas faits du même bronze.
En ce début d’année 1916, on a coupé la chique au printemps, il débarquait avec son grand sourire aérien, on sentait ses prémices à cause d’une certaine lumière, de sonorités presque ludiques, d’un attendrissement de la brise, du besoin qu’on avait de souffler, mais il n’était pas attendu, pas du tout. Ce n’est pas le moment, on a autre chose à faire qu’à entendre le gazouillis des rossignols, qu’à regarder la gamme des verts se défroisser, qu’examiner la promesse des fleurs.
Les hommes sont des monstres, se dit le printemps au sein du vacarme qui était en train de se lever en bousculant ses nuages, rien, ils ne me laisseront rien de vivant que je puisse faire renaître après l’hiver, pour que resplendisse l’été, arbres brisés, feuilles déchiquetées, ruisseaux souillés, reproduction animale impossible, ils sont acharnés à leur propre perte, ce sont des minables, allez, qu’ils crèvent, je me barre ! Je ne reviendrai pas, ils peuvent m’attendre. je vais quitter ces pays civilisés pour longtemps, je pars avec les papillons et les libellules, j’emmène avec moi les alouettes, les écureuils et tous les coquelicots, je les dérange, eh bien ! ils ne me reverront pas de sitôt, un hiver rigoureux va s’étendre ici, je le leur promets, pour au moins cinquante ans, un siècle même, ce qu’ils sont en train de faire mérite une punition séculaire, ah ! ils veulent jouer au plus fort, ils vont voir !
Alors il s’en est allé leur laissant la pluie et la boue. Bien fait pour eux.
Débarrassés du printemps, ils s’en donnèrent à cœur joie, la musique infernale battant son plein, l’artillerie faisant trembler le sol sous les pieds, rougir le ciel, l’obscurcissant de rideaux de terre et de fumée, crevassant le sol, explosant les hommes, recouvrant leur chair, leur esprit et jusqu’à leur âme.
Le 21 février 1916, au matin, plus de mille canons tirent en même temps, à l’unisson, c’est le chœur d’un Alléluia monstrueux entonné dans les modulations musicales des calibres, pas une seconde de décalage, la soupe des hommes peut arriver en retard, pas les bombes. Deux millions d’obus en deux jours sur un territoire de quelques kilomètres carrés, Verdun et ses environs, Verdun dont on dit que c'est la porte de la France. Les Allemands voudraient bien ouvrir, à nouveau, ce chemin historique d’invasion. Depuis que les Français font les mariols en exhibant leurs atouts, c’est par là qu’on passe pour leur flanquer des tripotées. Est-ce bien raisonnable tout cet acier éparpillé, elles finiront par tuer des morts ces bombes, elles péteront dans un désert. En théorie, on aurait dû débarrasser ce secteur de toute végétation, de toute présence animale ou humaine, le printemps s’en lavait les mains, or il reste encore des choses dessous, il faut continuer.
En quelques heures, un immonde magma a remplacé la terre où rampent les hommes, où on mange de la boue, où on en tripote, on en chie, on en rejette, boue et merde assemblées, en une matière puante et jaunâtre, où nuit et jour, nez et bouche collés au sol, sous les balles et les bombes, on peut mettre la main sur une chevelure raide, une bite inerte ou une cervelle visqueuse, où on se rend compte que la chair d’un Allemand est aussi putride que celle d’un Français."



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