Une boutique qui ferme…


C'est la marche du temps où l'on cherche à voir le progrès. Les choses, les lieux, les gens changent autour soi, nous modifiant peu ou prou nous même. À la campagne, ce sont des arbres que l'on voit pousser ou au contraire être coupés, des vignes se planter ou être remplacées par des pavillons ou des supermarchés. En ville, le paysage urbain lui aussi se redessine continuellement sous nos yeux. Depuis que je vis à Barcelone, je l'ai vue changer, bouger, se transformer. Avec de bonnes et de mauvaises surprises.
Un des repères urbains, qui peut sembler frivole, ce sont les commerces, les bars, les boutiques. Ces vitrines, ces enseignes qui pimentent le chemin, et quand ça va bien, affirment sa personnalité, son identité. La crise aidant, la voracité des bailleurs commerciaux augmentant, la capitale catalane en a vu disparaître beaucoup ces dernières années*. Parfois des lieux traditionnels, hauts en couleurs, chargés d'histoires et de souvenirs. La minuscule échoppe de ce coiffeur près de la Generalitat qui avait affiché un panonceau sur sa porte interdisant qu'on le photographie. Ces vieux bars du Raval où flottaient encore des relents d'absinthe et la sueur des marins. Des épiceries, ces colmados, qu'on auraient pu croire mozabites, où l'on trouvait de tout dans un bordel soigneusement organisé. Des librairies symboliques, de modestes échoppes sur lesquelles les touristes avaient usé des rouleaux et des rouleaux de pellicules numériques. Généralement remplacés par des franchises aux noms multinationaux, ces rouleau-compresseurs qui donnent au libéralisme commercial un faux air de communisme.


Contrairement par exemple au remarquable travail effectué sous la houlette de l'ancien maire de Paris, les politiciens barcelonais n'ont pris conscience que très tardivement de la valeur ce que l'on qualifie désormais de "commerces historiques". Manuel Vázquez Montalbán avait d'ailleurs conspué ce dédain dans son essai Barcelones où il évoquait entre autres les crimes architecturaux commis au nom du cortoplacismo, cette gestion à courte vue, au plus offrant si catalane. Le maire actuel, Xavier Trias (en attendant de connaître le nom de son successeur le 13 juin), a ainsi lancé quelques timides initiatives pour stopper le massacre.


J'ai pourtant encore été attristé par cet email reçu aujourd'hui, celui de la maison Vinçon. Vinçon, c'est une espèce d'énorme boutique d'objets et de meubles installée depuis 1941 sur le Paseo de Gracia, les "Champs-Élysées" barcelonais. Un peu le cœur battant d'une ville qui pour tourner le dos aux années de misère et d'obscurantisme entretient un amour immodéré pour le design et la beauté contemporaine. En la matière, il y a vraiment de tout chez Vinçon, des sets de tables bariolés, ma valise Rimowa ou mon sac de voyage en voile de bateau, des vélos luxueux… Les méchantes langues diront que nous sommes là au pays des gadgets, au paradis des BoBos. Pourquoi pas. Mais comme plusieurs de mes copains (hein Biquet? Tu dois être triste, toi aussi, mon ami), j'adore Vinçon, je suis très fier d'ailleurs d'avoir récupéré, grâce à complicité de leur génial décorateur, un des lampes qui ornaient leurs extravagantes vitrines.


Mais, tout cela, cette folie créative héritée de la Société de Consommation, cet esprit Pop, va disparaître dans quelques jours. Comme un symbole, alors qu'un jansénisme d'extrême-Gauche veut nettoyer Barcelone du péché capitaliste. Vinçon ferme définitivement boutique comme me l'annonce cet email. Trop de personnel, une surface de vente énorme, des articles majoritairement fabriqués en Europe, une clientèle locale moins présente, vous connaissez la vilaine chanson…
La liquidation commence aujourd'hui, les rabais iront croissant, inexorablement, tandis que le beau magasin se videra comme peau de chagrin. Ce ne sont que des objets, mais ce n'est franchement pas très gai. Je ne sais même pas si j'aurai le cœur d'aller une dernière fois retrouver mon âme d'enfant dans ce magasin de jouets pour adultes qu'aura été Vinçon.




* Soyons honnêtes, depuis un an, dans l'euphorie de la reprise économique, on en voit aussi ouvrir à tous les coins de rue. Mais souvent un peu moins enthousiasmant.


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