Le vin "juste", ce grand reporter.


C'est un de ces moments magiques qu'offre le vin. Quand il est beau, qu'il est précis, direct, ne s'embarrasse pas de maquillages ou de colifichets à la mode. Tu poses le nez sur le verre et, immédiatement, tu as l'impression de voir la gueule du vigneron et ce bout de paysage où sont nés les raisins. 
J'ai eu cette sensation samedi avec le blanc corse de Jean-Charles Abbatucci, son Faustine 2010. En quelques secondes, j'étais projeté sur ces coteaux granitiques, frais, entre vaches et veaux-tigres, ces bêtes incroyables que, dans la famille, on fait rôtir entières, à la broche, en une sorte d'orgie sobre et préhistorique. On pense à cette viande, à la fumée du chêne, aux anciens habitants de la vallée du Taravo, les voisins de Filitosa dont on a retrouvé le souvenir vieux de cent siècles.


Il y a treize ans, j'étais monté voir Jean-Charles Abbatucci, sur ce balcon du sud-ouest de l'île. Il était un des pionniers de la biodynamie en Corse. J'aimais la profondeur de son vieux vermentinu qui semblait glisser de la montagne comme l'histoire de sa grande famille. Une rencontre émouvante, économe en mots, un beau moment qui cloturait une chaude journée de décembre.
Avec mon dernier rouleau de 400TX, je l'avais photographié près du troupeau de son frère alors que la nuit approchait à grand pas et que le bateau m'attendait à Ajaccio, si près, mais si loin par l'ambiance et les routes de montagne. En était sortis une série de clichés dont ce portrait où beaucoup lui virent une version insulaire de la gueule de Maurice Ronet. C'est exactement cette gueule que j'ai vue en mettant mon nez dans le verre de son vin. J'avais perdu l'image, le vermentinu, pur, cristallin, minéral, m'a permis de la revoir**. Je l'en remercie.


Je me suis souvent interrogé sur cette notion généralement surfaite, commerciale-à-chaussures-pointues, de "grand vin" (lire ici). Pour constater que la plupart du temps, c'est celui qui dit qui n'y est pas.
Si le blanc de Jean-Charles Abbatucci est grand, au moins aussi grand que tant de meursaults ou de sancerres, il me semble que cette grandeur réside dans sa force d'expression, cette identité, dans cette gueule*** qui est la sienne, celle de sa terre et celle de celui qui l'a créé. Pas besoin de lire son étiquette pour savoir d'où il vient. D'une certaine façon on en revient à la phrase du grand Jacques Puisais: "Un vin juste doit avoir la gueule de l'endroit où il est né et les tripes du bonhomme qui l'a fait naître". Et dans chacun des verres de ce vin "juste", on trouve une photo, un portrait d'un vigneron et d'un terroir.


Hervé Souhaut, c'est un peu différent, je ne connais pas son visage. Mais j'aime tellement ses vins, reconnaissables entre mille, signés, qu'il me semble presque familier. J'ai bien essayé de fouiller, l'homme est discret, son terroir aussi. Prenez par exemple The World Atlas of Wine, filez pages 134-135, vous avez bien Crozes-Hermitage, Tain, Tournon puis la carte s'efface au profit d'un blabla convenu quand il s'agit de montrer la confluence du Doux, ces coteaux orientés vers le sud-est, de monter vers Arlebosc, à Romaneaux-Destezet, où il cache ses secrets. Bref, ce grand timide n'est pas sur la photo…
Ses vins, pourtant, sont parmi les plus belles cartes postales que je connaisse des Côtes du Rhône septentrionales. Des vins nets et sensibles, parfaitement dessinés, aux tanins fins. Son gamay pinote tel un bourgogne rêvé; les notes de camphre, d'encens dans ses syrah, fraîches et solaires, ne sont pas sans rappeler les cornas d'Allemand ou de Paris.


Chez Hervé Souhaut, là encore, le cliché est net. À défaut d'un visage, il sent le caillou, le granit, montre des mains, un travail millimétrique. Une nouvelle fois, le vin "juste" tient lieu d'appareil photo, il est ce reflex robuste et fin qui immortalise la rencontre d'un homme et d'un climat, qui raconte un désir, une philosophie. À l'opposé de la littérature commerciale et des buveurs d'étiquettes, il est ce grand reporter qui en quelques images, quelques mots vous a peint une vie.




* Ce veau-tigre, et cette vache-tigre que certains ont pu goûter sur le continent, élevé par Jacques Abbatucci, il est également servi désormais dans le restaurant du troisième frère Henri, baptisé justement Le Frère, et qui se trouve en plein maquis non loin du domaine.
** Merci également à Bernard Sonnet et Thierry Mercier qui ont fouillé leurs archives pour me retrouver une parution de cette image et m'en envoyer une photo.
*** J'avais parlé ici de ce rapport entre le physique du vigneron et son vin.

Commentaires

  1. Tu comprendras pourquoi je suis ravi d'avoir une filleule qui se prénomme "Faustine". Ses parents aiment bien mes achats pour eux.

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  2. Périco Légasse a aussi brillamment rappelé hier soir sur Radio Classique cette théorie du goût juste de Jacques Puisais [1].

    [1] À 41:35 : http://www.radioclassique.fr/player/progaction/initPlayer/podcast/2015-06-24-18-03-40.html

    Loïc

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  3. Merci de m'avoir remémoré l'heureux temps de la "trisix" où le portrait était un art long et difficile avant d'en arriver au "selfie", simple, futile et facile au point que certains l'affichent en grandeur presque nature en "une" de leurs propres blogs.

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  4. Oui Michel, ajoute à ca, la sous-exposition et le sur-developpement qui renforçait le contraste, la planche contact le compte fil le temps de la sélection et la discussion avec le tireur ... bref c'était il y a à peine 10 ans et j'ai parfois l'impression que c'était il y a un siècle...

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