Et la défonce du consommateur, alors?


C'est un débat récurrent depuis que la Presse existe, la Presse libre en tout cas: jusqu'à quel point a-t-elle le droit de critiquer? Il existe bien sûr des bornes légales, redéfinies en France dans les années 90 au travers du nouveau Code de Procédure pénale. Elles sont assez strictes mais laissent pas mal d'espace pour exprimer son opinion ou son avis. En fait, le débat porte davantage sur les limites morales de la critique. Il est plus question de politesse, de respect, que de Droit. Et singulièrement dans des univers journalistiques ou pseudo-journalistiques où le mélange des genres, pour ne pas dire la consanguinité sont devenus d'usage courant sinon recommandé. 
Le Mondovino est, si je puis dire, "en pointe" dans ce domaine. Je ne vais pas y revenir en détail, j'évoquais le problème ici. On ne sait plus vraiment qui fait quoi, qui est le publicitaire, qui est le journaliste, qui est le commerçant… Il faudrait du coup être particulièrement faux-cul pour ne pas admettre que la liberté de ton en prend un sérieux coup.


Quand il s'agit de dire du bien, de servir la soupe, y compris dans des blogs où l'on pourrait s'attendre à davantage d'insolence, le sujet-verbe-compliment règne en maître, imposant un style en comparaison duquel le communiqué de Presse fait presque figure d'irrévérencieux écrit satirique. Les plus anciens se souviendront avec émotion de Jours de France, "le magazine de l'actualité heureuse", inventé par Marcel Dassault pour remplir les salles d'attente.
Mais le pire, c'est le moment où la critique devient négative. On en vient même très sérieusement (est-ce bien sérieux?) à se poser la question de savoir s'il est autorisé de formuler un avis autre que positif, voire promotionnel, sur un vin. Les justifications de cette interdiction ne manquent pas: le dur labeur du vigneron, le traumatisme psychologique que peut représenter un avis négatif, la défense de la filière dans son ensemble, etc, etc… Un peu comme si la bouteille de pinard du XXIe siècle était devenue un sorte de vache sacrée protégée par un Rig Véda du goulot.
"Qu'elles ne soient jamais perdues, qu'aucun voleur ne les blesse jamais ; qu'aucun adversaire malveillant n'essaye de les harceler. Que le Maître des Vaches vive de nombreuses années avec celles-ci, les Vaches dont la grâce lui permet de faire des offrandes et de servir les Dieux. Que ces Vaches, bétail du pieux adorateur, puissent errer sur un vaste pâturage où ne se trouve aucun danger."


Cette tournure quasi-religieuse me dérange un peu. J'ai vraiment du mal à concevoir que l'on puisse ainsi, au nom de tel ou tel prétexte valable ou pas, censurer ses pensées, et par voie de conséquence ses écrits. Qu'il m'est douloureux d'oublier Beaumarchais: "Sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur". Et d'une certaine façon d'associer la critique à un blasphème.
Au delà de tout ce qu'il représente, le vin est aussi un bien de consommation, une marchandise que l'on paye avec des billets de banque, une boisson que l'on pisse. Et l'on peut, l'on doit aussi l'apprécier, le juger comme le fruit d'un commerce ainsi qu'on le ferait d'un bifteck ou d'une mobylette. En tant que critique ou en tant que consommateur.


Je vais prendre un exemple récent, un vin de Bourgogne ouvert dimanche soir au cours d'un sublime repas que je devrai vous raconter: le morey-saint-denis 2010 de Dujac. Au milieu d'une belle série de crus aux styles variés, arrive cette carafe. Rejet unanime des convives (qui ne sont pas des perdreaux de l'année), mettant tous en avant un défaut rédhibitoire, un boisé plus qu'envahissant qui transforme ce vin en jus de vanilline aux allures de soda américain. Cette carafe qui nous a bien fait rire, personne n'a voulu la boire. Ai-je le droit d'en parler ou non?
À mon sens, oui, sans aucun doute. Parce qu'on n'est pas là face à un accident de bouteille mais bien devant un choix d'élevage délibéré (qui peut séduire d'ailleurs une certaine clientèle). Également parce que c'est un cru coûteux, et que je sais que ceux de mes lecteurs qui ont un peu les mêmes goûts que moi seront contents de ne pas tomber à leur tour dans le panneau. Bref, en un mot comme en cent, il s'agit d'une information. Qui plus est, concernant une riche maison de la Côte-de-Nuit, on ne pourra pas m'accuser de taper sur un pauvre petit vigneron sans défense. J'aurai donc agi, en conscience, dans votre intérêt, chers lecteurs, qui êtes aussi des consommateurs.
Parlons justement du consommateur. Je pense qu'il serait bon de s'interroger sur la tournure qu'a pris la néo-critique pinardière, en France notamment. N'a-t-elle pas trop souvent oublié qu'a priori, elle devait être au service du lecteur, du consommateur qui fait confiance ou pas au goût du dégustateur (jamais impartial, objectif contrairement à ce que veulent nous faire croire les charlots)? Pourtant, on tend de plus en plus, notamment par le fait de proximités amicales, politiques ou commerciales, vers une critique au service du vigneron, d'idéaux communs ou de concepts plus ou moins fumeux. En oubliant un peu en route non pas la défonce mais la défense du consommateur.







Commentaires

  1. Tu dis "on n'est pas là face à un accident de bouteille mais bien devant un choix d'élevage délibéré". Tout le débat est là. Moi, je m'arroge le droit de parler aussi des accidents de bouteille quand ils sont le résultat de choix d'élevage un peu scabreux. Pas quand c'est un bouchon pourri qui est en cause, nous sommes d'accord.

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  2. Sûr, je n'aurai pas choisi ce vin tant il est réputé pour sa sauce "à l'américaine", mais comme je vais être dans le même endroit que toi Samedi je vais veiller à ce qu'aucun de mes potes ne me l'imposent... En gros, tu as bien fait de me le rappeler !

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