Éloge de la pauvreté.


Ne vous méprenez pas, c'est de cuisine dont je parle. J'y pense parce que c'est l'été et parce qu'ici en Espagne, à la télé, à la radio, dans la rue, il ne s'écoule pas une minute sans qu'on vous inflige une leçon d'économie faite d'additions et surtout de soustractions, sans que l'on ne sente ce pays revenir sinon vers la misère au moins vers une forme moderne de pauvreté. Rien qu'en aller acheter des œufs et des poivrons, j'ai croisé deux défilés dans les rues de Barcelone, des manifestants incrédules qui n'ont pas encore totalement réalisé qu'arrivait l'heure de régler l'addition des années d'euphorie, de folie, de gabegie, de corruption, toutes ces années durant lesquelles des grenouilles politicardes ont voulu se faire aussi grosses que des bœufs, transformant nombre de régions du Royaume en mini-républiques bananières.


C'est ainsi, donc, chemin faisant que j'ai bâti mon repas du soir, un repas de pauvre, un repas d'avant que les cuistots du coin ne se prennent pour des chimistes, ne cuisinent au beurre et aux Texturas. Dans ma tête, alors que je marchais sous les platanes de la Rambla de Poble Nou moite d'une touffeur quasi-andalouse, j'ai filé à l'autre bout de l'Espagne, tout au Sud, vers Cordoue, vers Baena, au pays de la belle huile verte, là où l'on sait manquer d'argent dans la dignité. Et j'ai repensé à un dîner noble, avec Francisco Nuñez de Prado, "Don Paco" comme l'appelaient les gens dans les ruelles pentues de la ville toute blanche. Au terme d'une éreintante journée de voyage, nous avions mangé très simplement, dans un bistrot bruyant qui avait baissé d'un ton à l'arrivée de Don Paco. Le restaurateur nous avait immédiatement dressé une table, avec une nappe blanche, devant la porte fenêtre, face à la place.


Je n'ai pas le souvenir que nous ayons commandé quoi que ce soit, le plat, dans ce modeste restaurant, allait de soi. On nous amena une jatte de salmorejo et une bouteille d'un montilla-moriles muy seco, peut-être de Pérez-Barquero, je ne sais plus. La soupe, puisque pour ceux qui ne le savent pas, le salmorejo est une soupe froide Cordoue, la soupe, donc, était comme il se doit parsemée de copeaux de jambon luisant et d'œuf haché. On nous amena, dans une assiette de terre cuite, à part, de minuscules beignets d'aubergines qui en fait allaient nous servir de cuillères. Et bien sûr, c'est une évidence à Baena, dont l'appellation oléicole éponyme fait figure de grand cru, la bouteille d'huile. pas n'importe laquelle, celle de Don Paco, basse et carrée, avec son étiquette jaune marquée Nuñez de Prado, célèbre dans le monde entier. Le repas pouvait commencer.


Le salmorejo est un plat intelligent. Normal, c'est un plat de pauvre. Il est héritier d'une cuisine où rien ne se perd, à l'opposé du cinéma dispendieux, prétentieux et malsain qui a envahi les restaurants ibériques durant les années d'euphorie, de folie, etc… À l'opposé des découvertes inventives de chefaillons qui veulent se faire plus gros que leurs plats. On raconte qu'il tire son origine d'un mets dont se délectaient à l'origine les légionnaires romains de Cordoue, la mazamorra confectionnée à partir de restes de pain sec, d'huile d'olive et d'ail. Avec l'arrivée de la tomate, aux Temps modernes, la mazamorra est devenue le salmorejo.


Anciennement, cette soupe se démarrait au mortier où l'on pilait l'ail. Aujourd'hui, on utilise un blender, c'est un peu moins bon, un peu moins poétique, mais ce qu'on perd en poésie, on le gagne en  efficacité… C'est d'ailleurs ce qui m'a permis d'en bricoler une vite fait, hier soir, en rentrant de faire les courses sur la rambla afin de conjurer la chaleur de cet étouffant premier jour d'été.
La recette est simplissime, il vous faut d'abord du pain sec, moi, j'avais de la chance, il me restait du pain de campagne de la boulangerie Baluard, j'en ai mis deux cents grammes à tremper dans de l'eau. Au passage, attention à la qualité de l'eau, pas de l'eau du robinet pourrie, chlorée à mort comme celle que nous avons à Barcelone! Fendez-vous, au pire, d'une eau passé à la Brita, au mieux, d'une bonne eau minérale.
Ensuite, les tomates, bien mûres même si c'est encore un peu tôt dans la saison. C'est d'ailleurs l'occasion d'en passer qui "partiraient" un peu… Vous les coupez en quartiers (pelées ou pas suivant le temps et le goût*), vous en mettez une livre dans le blender avec 15 cl d'huile d'olive. C'est le moment d'en parler de l'huile, de cette merveilleuse huile espagnole trop méconnue ou plutôt uniquement connue sous sa forme vulgaire, bas-de-gamme, quand elle finit en Carapelli, en Puget ou en Borges! On peut bien sûr pour ce salmorejo utiliser l'huile précieuse de Francisco Nuñez de Prado; moi, en cuisine, sachant qu'on a peu de choix à Barcelone par rapport à d'autres villes espagnoles, j'utilise celle de la coopé de Baena, Germán Baena, que j'achète en bidons métal de cinq litres à moins de vingt euros, elle est peu filtrée et excellente.


Vous mixez huile et tomate, ajoutez deux trois grains d'ail grossièrement hachés (ces temps-ci de l'ail nouveau!), du sel, du poivre noir, un peu de vinaigre de Jerez et du pimientón. Normalement la recette "traditionnelle" s'arrête là. Moi, j'ajoute deux ou trois œufs durs, un poivron vert (pelé ou pas, etc…), un oignon doux style Figueras… Avec le temps, le salmorejo, vous le réglerez à votre goût. Vous versez la soupe dans une jatte et vous laissez reposer une heure ou deux au réfrigérateur, c'est prêt!
La soupe se sert dans des assiettes ou des ramequins de terre cuite, on la saupoudre d'œuf haché, de minuscules copeaux de jambon et de bonne huile d'olive. Essayez un jour les beignets d'aubergine que j'évoque plus haut, c'est divin!
Le comble de la pauvreté sera de n'avoir, pour s'abreuver, "qu'un" cubi de (bon) rosé glacé, français certes** mais en vin de table. Sinon (mais à Barcelone, ça fait andalou, donc pauvre également…), du fino, ce trésor du patrimoine œnologique national que l'Espagne est en train de laisser partir à vau-l'eau. Et là, vous comprendrez mieux le "vivre de peu" dont se prévalait Joseph Delteil, l'inventeur de la Cuisine paléolithique, qu'il est urgent de relire, surtout en ces temps de crise…



* à ce propos, certains les ébouillantent pour les peler, personnellement, je n'aime pas trop, il existe aujourd'hui d'excellent éplucheurs "à dents" pour tomates, poivrons, aubergines; on en a un de la marque OXO qui est parfait.
** ce n'est pas pour ajouter une note luxueuse à cet éloge de la pauvreté, mais, en général, le rosé espagnol, ça fait un peu "routier"… Cela étant, on peut lui préférer un fino de Montilla ou d'ailleurs, au prix auquel on les vend, nous restons dans le ton!


Commentaires

  1. En cuisine, comme en cave, comme en art, l'économie de moyens est le fondement...faire sublime avec pas grand chose...c'est l'essence de la création.

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