Mais où est passée l'identité catalane?
"Pour monsieur, ce sera un riesling du Penedès ou un pinot noir du Montsant? Remarquez, nous avons aussi un excellent cabernet-sauvignon de l'Empordà, un grand vin, il est très bien noté en Amérique! Le petit, je lui apporte un Coca-Cola, bien sûr?" Cette phrase est bien évidemment formulée en catalan, "parce que nous, monsieur, on ne plaisante pas avec notre culture!"
Il n'y a rien d'irréaliste dans ce que je viens d'écrire (de décrire?), je sais même que beaucoup de gens ici s'étonneront du fait que cela m'étonne. Ceux-là même, je vous assure je les ai entendus, qui vous disent, une godet dans une main, un drapeau dans l'autre: "moi, je ne bois que du vin catalan!" Habilement camouflée sous le rideau de fumée de la "normalisation linguistique"*, la perte d'identité se lit tous les jours dans les assiettes et les verres du comté de Barcelone. À coup de hamburguesas, de sodas et sucreries, fièrement mise en scène dans une cuisine hors-sol, la mondialisation se mange et se boit jusqu'à la lie. Et je ne vous parle pas de la télévision où le doublage permet aux nanards américains de se draper de sang et d'or.
Le vin est évidemment un précieux thermomètre de ce glissement. Il n'y a effectivement rien de plus simple pour un œil extérieur que de constater à quel point, paradoxalement, la viticulture locale s'est coupée de ses racines. Neal Martin, l'envoyé spécial de Robert Parker en Espagne s'en est même ému, c'est dire! Et si j'en parle aujourd'hui, c'est parce que dans un livre qui sort ces jours-ci, un Catalan à son tour rue dans les brancards. Non pas qu'il soit le premier, mais Manel Duràn Samaranch, œnologue, ancien cadre dirigeant de Martini, collaborateur de Freixenet et autres maisons de mousseux, conseiller de l'administration régionale, est quelqu'un qu'on écoute. Et que dit-il? Que le drame de l'industrie vinicole locale tient en grande partie au fait qu'elle n'a pas mis en avant ses cépages autochtones. C'est vrai dans de nombreuses appellations espagnoles, concède-t-il, mais beaucoup plus grave en Catalogne. Pour illustrer son propos, il prend l'exemple du cabernet-sauvignon, autorisé dans toutes les DO de la région excepté le cava (qui lui sanctifie le chardonnay) et explique qu'on se trompe en ayant accepté de faire d'appellations qui auraient du être typiques, identitaires, des réservoirs à vins de cépages. Et tombe** cette phrase-couperet : "les vins catalans jouent un rôle ridicule dans le Monde".
Heureusement, certains vignerons y ont déjà pensé, mais peut-être serait-il temps d'arrêter de penser qu'on va faire du bordeaux*** ou du bourgogne catalans comme on fait du Vichy catalan? Peut-être faudrait-il mettre en place une "normalisation ampélographique" qui favorise les cépages autochtones, les cépages de caractère, ceux qui ont une histoire et qui, au passage, s'adaptent mieux au terroir, permettant de faire des vins plus équilibrés et originaux, à l'image de ce que je racontais du carignan il y a peu. Peut-être faudrait-il interroger les anciens, ceux d'avant l'américanisation du vignobles, des bouches et des esprits avant qu'il ne soit trop tard? Peut-être, pour se guérir de ce conformisme renforcé encore par une wine education pas très autochtone elle aussi, faudrait-il s'intéresser à l'expérience de vignerons de terroir, à l'image du grand Robert Plageoles auquel on doit la résurgence de variétés oubliées de son beau vignoble de Gaillac? Bref, peut-être faudrait-il commencer à se poser des questions personnelles plutôt que de réciter les âneries des autres, à arrêter de jouer les nouveaux riches (ce n'est plus de saison…), de n'être attiré que par ce qui brille, et réécouter Lluís Llach. Lluís Llach, vous savez, pas le vigneron qui se vante d'avoir planté de la syrah, du cabernet et du merlot dans le Priorat, non, Lluís Llach, le révolutionnaire que j'étais allé écouter, gamin, chanter L'estaca.
* je n'y peux rien mais cette terminologie, officielle, "normalisation linguistique" m'effraye, elle me rappelle vaguement, toutes choses égales par ailleurs, la terrible "épuration ethnique". Il s'agit, très ouvertement, de "nettoyer" la Catalogne de la langue espagnole.
** au cours d'une interview donnée ici à Joan Nebot.
***Pour être parfaitement honnête, j'ai bu de remarquables vieux millésimes de Mas La Plana de Miguel Torres ainsi que d'excellents de cépages bordelais (plantés à près de mille mètres d'altitude dans les Pyrénées!) à Castell d'Encus chez Raül Bobet, mais ne s'agit-il pas là d'exceptions qui confirment la règle? Dans le même registre, mais en plus grand sûrement, je conserve un souvenir ému du cabernet-franc d'Hervé Bizeul, planté lui en Roussillon, Un faune avec son fifre sous les oliviers sauvages, monstre d'élégante gourmandise.
Remarquable Vincent, comme d'habitude....ça en devient lassant, mais tellement jouissif.
RépondreSupprimerA te lire encore et encore.....
Merci beaucoup, je ne fais pas exprès…
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