La générosité.


C'est une époque bizarre, le pékin moyen s'en va, comme il affiche la vulgarité de sa dernière Béhème, "tester" les restaurants, "approuver" ou "valider" les adresses, les plats, les recettes. Zélés serviteurs de TripAdvisor, qui généralement contemplent la chose du haut d'une bibliothèque gustative une peu vide, souvent limitée à la Bibliothèque rose. Quand elle n'est pas polluée par les magazines sur papier glacé de la restauration industrielle ou d'immondes albums à colorier signés  Nutella-Caca-Cola-pousse-caddie. Qui a encore suffisamment d'appétit pour dévorer le dictionnaire, pour croquer dans la matière brute, dans l'alphabet organoleptique? Qui rêve encore, à la façon d'Antoine Blondin, de "goûters de mots"?
Là, tout à l'heure, dans la rue, une petite expérience m'a permis de repenser aux fondamentaux de l'art de manger. Rien à voir, rassurez-vous, avec toutes les singeries étoilées, le ballet des précieuses ridicules, la mascarade du Mondogastro et du Guide des Pneus, le tout sponsorisé par Nestlé, Monsanto et l'Internationale de la malbouffe. Rien à voir non plus avec l'égoïsme dispendieux de ces assiettes surjouées, meilleures à photographier qu'à manger. Car au-delà de l'image qui fait mouiller les pompom girls de la foodisterie, le service à l'assiette, quel crachat au visage de toute une partie de la planète qui, elle, ne mange pas à sa faim. On s'est indigné pendant plusieurs jours de cette information finalement contestable (d'après Le Monde) selon laquelle 1% de l'humanité allait posséder plus de la moitié des biens terrestres, mais pense-t-on à cet énorme gâchis quotidien (et sur lequel nous pouvons influer) que représente ce petit caprice de petits marquis poudrés?


Non, là, je veux parler de manger, de se nourrir, de partager. Est-ce que la cuisine existe sans partage? Sûrement pas. J'ai vu pourtant tout à l'heure dans la rue un petit geste tout simple qui m'a fait penser à ce texte chanté par Claude Nougaro et que je mettais en lien dans ma chronique d'hier:

        "Tout se gomme se pardonne
          Et l'on voit soudain reverdir
          Refleurir notre espérance en l'homme."  (merci, Hélène)

Il faisait froid dans cette rue de Barcelone battue par la tramuntana. Oh, pas un froid de gueux comme on peut le connaître dans des régions plus septentrionales, mais quand même. Les manteaux de fourrure étaient évidemment de sortie (comme c'est le cas en Espagne dès que le mercure descend sous les 14°C) et (c'est dire!), la plupart des mémères, vieilles ou jeunes, avaient recouvert leurs clébards de plaids et de couvertures de pure laine vierge. Et, sous l'avancée de la porte d'entrée d'un immeuble de bureaux était allongé un type, pieds nus. Il parlait avec un fort accent gallois. Le temps que j'engage la conversation, est arrivé le type de la pizzeria qui vient d'ouvrir à côté, Il Grillo, chargé d'un carton qui lui brûlait les doigts. "Tiens, c'est pour toi" lui a-t-il dit, dans un anglais de contrebande. Il lui a fait un sourire et est reparti. Le clochard était ébahi. Nous aurions pu être à Noël.
Je ne sais pas si les pizzas d'Il Grillo sont testables, validables, approuvables. Ce que je sais, c'est que la margherita que je vais y commander très bientôt sera à mon goût.  Elle sera excellente, parfaite même, peut-être. Car elle aura une saveur irremplaçable, précieuse, rare, sur laquelle nous devrions tous méditer: la générosité.

Pizzeria Il Grillo C./ Lull 169bis (Lull con Rambla del Poblenou), 08001 Barcelona.


Commentaires

  1. J’adore ton billet, Vincent.
    « Ma » Christine – je précise pour les extrémistes du féminisme que l’adjectif est affectueux et seulement possessif dans le sens grammatical du terme – a perdu son père alors qu’elle avait 16 ans. Ils sont issus d’une famille italienne (Civale) du Mezzogiorno, arrivée dans la Montagne Noire à la fin du 19ème siècle. Elle raconte qu’il ramenait souvent l’un ou l’autre vagabond à la maison, qui mangeait avec eux, dormait là la nuit et repartait avec ses vêtements nettoyés, voire de moins miteux. Idem pendant les fêtes de fin d’année où un couvert de plus était dressé. Respect.
    Eh bien, ayant son bureau dans un hameau très touristique de France inhabité l’hiver et sans AUCUN magasin, il lui arrive fréquemment, bravant mon ire, d’aller acheter quelques produits de base dans une « moyenne surface » du bord de mer, affiliée à une grande enseigne. Elle y a pris langue avec un mendiant – appelons les choses par leur nom – et achète un petit quelque chose de comestible en plus pour lui chaque fois qu’elle le croise. Elle n’est pas formidable, Christine ?
    En même temps, moi je râle parce qu’elle ne m’achète rien.

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