Vaincre l'ignorance.
Je suis content de boire ce soir un petit verre de ce vin qui m'avait semblé totalement hermétique. C'est du vernaccia-di-oristano. On élabore ça sur la côte occidentale de la Sardaigne*. Il me plaît de penser que si ma vue pouvait traverser la Méditerranée et filer cap est/sud-est, j'en verrais les vignes, tournées vers Barcelone.
Cette bouteille, quand je l'ai ouverte, il y a quelques jours, je ne l'ai pas aimée. La liqueur jaune doré m'a même un peu rebuté. Comme un jerez qui manquait de chair. Là, je songe à la mer sombre et glacée, juste au bout de la rue, et ça va mieux. Dans ses quinze degrés d'alcool, je lis la chaleur du soleil sarde.
Cette bouteille, quand je l'ai ouverte, il y a quelques jours, je ne l'ai pas aimée. La liqueur jaune doré m'a même un peu rebuté. Comme un jerez qui manquait de chair. Là, je songe à la mer sombre et glacée, juste au bout de la rue, et ça va mieux. Dans ses quinze degrés d'alcool, je lis la chaleur du soleil sarde.
Ce vin me rassérène, car, par clavier interposé, mon cher camarade Michel Smith m'a un peu filé le blues, hier soir. Pas intentionnellement, juste à la lecture de son article, retour de Londres, sur le vin sans culture. Vous ne l'avez pas lu? C'est un tort, courez-y, c'est ici, dans Les 5 du vin, un des rares blogs pinardiers francophones que je lise assez régulièrement. Remarquez, en même temps, c'est un des seuls qui soient réguliers; non pas que la quantité prime sur la qualité, mais la plupart ont de plus en plus tendance à espacer leurs publications, comme si la blogosphère liquide s'essoufflait.
Je ne vais pas résumer le propos de Michel, ni jouer au petit jeu du copier-coller. J'avoue que j'éprouve comme lui une sorte de malaise, pour ne pas dire de nausée, devant le vin pur fric, le vin pur frime qu'on voit déballer sa quincaille ici et là, pas seulement à Londres, plutôt dans des pays qui, contrairement à la France, sont repartis dans la furie économique d'avant la crise. Et puis, immédiatement après avoir ressenti ce malaise, cette nausée, je me dis que tous ces types qui flambent dans le vin l'auraient fait de toute façon, en bagnoles, en montres, en fringues, histoire de se persuader qu'ils montrent ainsi qui ils ne sont pas. Le vin, au moins, pour partie, présente l'avantage d'arrondir les fins de mois hexagonales qui en ont bien besoin.
Je trempe de nouveau mes lèvres dans le petit verre de vernaccia-di-oristano. Un verre à fino. L'autre jour, je l'avais goûté dans un grand verre de cristal autrichien et je crois que ça ne lui convenait pas, c'était too much. J'aime bien ses arômes d'amande amère, de noisette. Avec même une pointe de cognac. Je m'y habitue. Au moins.
En revanche, il y a un mot qui m'a marqué et auquel je ne me fais pas dans le papier de mon copain, c'est "ignorance". Je ne le digère pas. Non pas que j'estime que Michel ait tort, au contraire. Mais je n'arrive pas à m'habituer à l'idée que le vin désormais soit aux mains des hilotes. Et pourtant…
Quand on parle d'ignorance, il est évidemment facile (comme je le fais moi-même) de s'en prendre aux tenants du vin-fric, du vin-frime évoqués plus haut. Ce sont de "bons clients", pas la peine de forcer le trait. Entre Hubert de Boüard et son campanile télécommandé qui pue le footballeur parvenu, les mafieux qui boivent leur pétrus dans des escarpins de putes russes, ceux qui améliorent leur romanée-conti d'un trait de soda… Soyez gentils, ne me dites pas que j'exagère.
Mais l'ignorance, partout gagne du terrain. Pas seulement chez les riches. Une ignorance tout aussi brutale: "quand j'entends le mot culture…" Une ignorance dont certains néo-buveurs d'étiquettes, plus en France et à Paris qu'ailleurs, se plaisent même à faire un snobisme; plus rien n'a de valeur, d'intérêt. Apprendre, c'est con! La dégustation, ça n'existe pas, l'analyse non plus: caca! Les connaissances techniques? De la merde, on n'a pas de temps à perdre à ça! Les scientifiques? Des assassins! Les livres? Au feu! Les accords mets-vin? Du bla-bla!
Cette ignorance-là, qui elle aussi souvent force le trait, se la joue apache, est mieux vécue que le bling-bling de Londres. Malgré sa brutalité, on la trouve sympathique, si "nature". Et un peu gauloise sur les bords, rassurante, quoi. Cette ignorance, à quinze-vingt ans, on arrive sinon à la pardonner au moins à la comprendre, on lui trouve, Londres oblige, un côté punk (plus Sid ou Johnny, les mauvais jours, que Joe…). À vingt-cinq, trente ans, ça commence à faire adolescent attardé. Après, ça sent vite la teinture et les nichons refaits. Pensez, de nos jours, à l'époque du Viagra, il y a même des vieux qui tentent le coup. Pathétiques!
C'est amusant, j'ai l'impression de sentir maintenant une pointe d'agrumes dans ce vernaccia-di-oristano. Je pense aux cédrats confits de l'île voisine. J'adore le cédrat. Avec ces quelques centilitres de vin, j'ai déjà parcouru tellement plus de kilomètres qu'avec dix fois plus de kérosène! Il fallait jusque nous apprenions à nous connaître.
Oui, c'est une des spécificités du vin, et c'est peut-être aussi pour ça qu'il dure malgré ses anachronismes: il réclame, contrairement au Caca-Cola, qu'on l'apprenne un peu. Oh, je ne dis pas de réciter les âneries éducatives tirées de la littérature para-commerciale souvent éditée par nos amis anglais, maîtres en la matière. Apprendre, c'est regarder, boire, échanger. Rencontrer des vignerons, marcher dans les vignes, sentir l'odeur des caves, goûter des tonneaux; l'abécédaire du vin est là. On peut lire aussi, et quitte à s'y mettre, entrer dans la technique: pourquoi pas de façon poético-scientifique, comme chez Chauvet? Interviennent aussi les sommeliers ou les cavistes. Encore faut-il en trouver d'honnêtes, qui ne soient pas là juste pour fourguer leur discours ou placer leurs rossignols. Et malheureusement, ça ne manque pas, les vendeurs de vin revêches, arrogants, drapés dans leur imaginaire supériorité, régnant sur de minuscules royaumes, généralement de tristes taudis banlieusards.
Car si le vin demande qu'on aille un peu vers lui, comme je le fais en discutant, pendant que je vous écris, avec cette bouteille de vernaccia-di-oristano, il faut aussi essayer d'établir un dialogue avec le celui qui veut boire du vin sans trop savoir lequel. Faire quelques pas en sa direction, sans le toiser, sans l'humilier, sans penser a priori qu'il a tort. Rendre le vin humain, ami, c'est un métier, un vrai métier, et incontestablement tout le monde n'est pas capable de le faire. J'ai la chance de partager la vie de quelqu'un qui excelle en la matière. Parfois, discrètement, je la regarde parler à des clients, et je suis captivé, presque jaloux. Je voudrais ne plus rien savoir, redevenir aussi ignorant qu'au premier jour pour qu'elle m'explique tout.
Je ne sais pas s'il faut souhaiter l'effondrement, Michel. Sodome et Gomorrhe, c'est de l'histoire ancienne. Pour le coup, oublions le Livre. Mais assurément, il faut vaincre l'ignorance! Dans le vin et dans tant d'autres domaines où cette maudite ignorance prend des aspects autrement plus dramatiques. Pense, mon ami, à toutes ces belles rencontres autour du vin, du vin que nous aimons qui n'est pas celui des brutes et des moutons. Je sais la tentation du repli, "plutôt seuls que mal accompagnés". Mais ne baissons pas les bras. Pour le vin. Pour l'humain**.
Tiens, d'ailleurs, il faut que tu viennes goûter ce vernaccia-di-oristano. Toi, le buveur de jerez, tu vas adorer; tu verras, c'est comme si j'avais un voilier au bout de la rue, prêt à appareiller pour la Sardaigne. Bon, je vais essayer d'en trouver une autre bouteille, parce que celle-là, tu peux considérer qu'elle n'a pas survécu à cette chronique. Je suis désolé, Michel, mais c'est un peu de ta faute.
** Cette appellation tire son nom de son cépage typique, la vernaccia di Oristano, cépage vernaculaire (d'où son nom) dont les origines remonteraient aux fondements de la civinisation méditerranéenne. La DOC éponyme du cépage, décrétée en 1971, produit peu, entre mille et deux mille hectolitres par an, sur les communes voisines de la ville d'Oristano. La bouteille dont il est question ici est un 96 de chez Contini.
* Tiens, Michel, en prime, un petit Nougaro hors-pistes…
"Interviennent aussi les sommeliers ou les cavistes. Encore faut-il en trouver d'honnêtes, qui ne soient pas là juste pour fourguer leur discours ou placer leurs rossignols." L'exemple tout récent d'un des leurs dans la ville rose, qui a l'inverse des "ignorants", détient LA vérité et vous toise de sa supériorité.
RépondreSupprimerEntre ceux qui cultivent leurs ignorances et ceux qui sont imbuvables (comble du vendeur de vin...) difficile pour un néophyte de se frayer un chemin vers le bon gout...
Pas toujours simple, effectivement, Romain.
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