Tonton Carignan.
Le problème, chez Raymond, c'est Lucien. Il faut le surveiller comme le lait sur le feu, car Lucien est un enfoiré. La dernière fois, il a monté un coup avec les chats, ces putains de chats (et même ces enfoirées de volailles), pour nous farcir la saucisse. Lucien, c'est un Royal Minervois. Quoi, vous ne connaissez pas cette race de haute lignée? Une race qui préfère le mutisme du bandit d'honneur à l'aboiement du roquet.
Raymond, c'est Raymond Julien, vigneron à Badens, dans le Minervois. Oh, je ne vais pas vous la jouer à la journaliste et vous le vendre comme ma dernière petite découverte. Raymond (permettez-moi de l'appeler Tonton), je le connais, malgré mon jeune âge, depuis un temps ou pas mal d'entre vous ne buvaient pas de vin. Lui, à l'époque, déjà en faisait. Et déjà, c'était bon, ça faisait la joie du négoce et de tous ceux qui savaient que pour faire un bon vin, il faut un bon médecin.
Le royaume de Tonton se trouve sur un drôle de balcon de l'Aude, entre Badens et Laure-Minervois, à la jointure de quelques routes de beauté, épargnées par la bêtise concupiscente. Le lieu-dit s'appelle Mirausse. C'est une campagne comme on dit ici; selon l'interlocuteur et le moment, on peut dire "domaine " ou "château". De château, Tonton Raymond n'en a pas mais ce qu'il possède vaut bien mieux. Appelons ça une ferme, une ferme toscane. Pas pour faire genre comme dans les brochures de syndicat d'initiative, pas la Toscane des marchesi qui pratiquent la pipe à Pinocchio, celle des paysans vraiment nobles, rebelles, vivants. L'Italie en tout cas dont le sang coule dans les veines de Tonton.
Quand j'ai connu Raymond, donc, il envoyait des citernes de Mirausse. Pas non plus d'immenses citernes, car la courte éminence sur laquelle il est perché est infiniment moins généreuse que lui. C'était un soir d'hiver, de Cers. Pas de lune, sans savoir où j'allais, presque les yeux bandés, j'ai suivi mon ami Michel Escande. Dans la pénombre de cette cour d'une certaine majesté, nous avons évité de nous faire bouffer par les chiens, et, en haut de l'escalier à vis sûrement médiéval qui conduit au logis, nous avons poussé la porte d'une pièce joyeusement enfumée. J'ai pensé alors à L'Ahumat, une histoire basco-landaise que je vous raconterai peut-être un jour. La cheminée languedocienne en plâtre blanc tournait à bloc, et en son cœur, des canards. Nous avons mangé et bu.
Le sport de Tonton Raymond, son sport de prédilection, c'est le carignan. Le carignan de garçon, "d'expression" comme dit pour ne pas s'attirer d'ennui un peu comme on préfère commander un bras-de-Vénus plutôt qu'un bras-de-gitan à la pâtisserie de Lézignan. Pas qu'il fasse dans la lourdeur, dans le confit, simplement, il l'aime entier, plein, sudiste. Il le tient loin du bois, en met un peu parfois, s'en méfie. Je crois qu'un de ses crash-tests, ce devaient être les lasagnes de sa chère maman: soit le vin les faisait chanter, soit il était bon pour la citerne.
Dans les années 90, avec la complicité de Stéphane Bergerot un marchand de vin toulousain, et sous le regard bienveillant de Michel Escande*, une partie, une parcelle de "Château" Mirausse a retrouvé son nom: le Clos de l'Azerolle. Je crois que ça n'a pas trop mal marché, et que ça ne marche pas trop mal. Car Tonton produit une espèce d'essence de carignan qui, dans sa jeunesse, peut régaler l'ivrogne impavide et, dix ans plus tard, faire le bonheur de l'esthète. Je ne vais pas en rajouter, Raymond n'a pas besoin de pub, il vend tout et aimerait bien en avoir plus à vendre. Son statut de "légende discrète mais bruyante" lui convient.
À une époque déboussolée, où, à force de starification planifiée, on confond un peu tout, où les paysans, les cuistots sont propulsés à des niveaux artistiques que les plus honnêtes d'entre eux fuient avec élégance, Tonton Raymond fait partie de ces vignerons qui ne se regardent pas pédaler, aux antipodes de la préciosité ridicule des mondainvineux.
Je ne sais pas pourquoi, un verre de carignan à la main, me revient une petite histoire, il y a quatre ou cinq ans. Nous étions allés le visiter avec ma compagne qui souhaitait mettre ses vins à sa carte, le déjeuner se passe, on mange ce qu'il faut de cochon et Tonton est appelé pour un emmerdement de la vie, une urgence à Carcassonne. Il me demande de finir le service, et Isabelle, embêtée, lui dit qu'elle aimerait avoir un peu de vin. Lui, tout simplement, me dit de puiser dans son maigre stock et lui tend le facturier en lui demandant de se débrouiller avec quand elle aura fini de manger. Je me souviens de son étonnement, on était très très très loin du monde des vins de banquiers qu'il lui arrive de fréquenter.
Si je faisais la com' du Languedoc, plutôt que d'utiliser des minets gominés ou des bellâtres douteux, voire des pétasses qui sentent la fin de nuit miteuse, je prendrais Tonton Raymond comme effigie. Il est le Languedoc. Le Languedoc dans toute sa splendeur, et toute sa vérité. Avec ses doutes, son passé dynamitero, sa grande gueule et son gros cœur. Un Languedoc qui plaît sans s'être travesti (Tonton en bas résilles…), sans avoir vendu son âme, un Languedoc qui a des histoires à raconter et de vieilles bouteilles à déboucher.
Vous vous dites que, par copinage (assumé), je viens d'écrire un roman mais que je vous ai pas parlé de vin, de terroir, de technique? C'est vrai. Vous voulez que je vous raconte les carignans de Tonton? Et quoi encore? Sortez-vous les doigts du cul, quittez vos arrondissements confortables et partez à l'aventure, filez à Mirausse. Mais, une fois chez Raymond, faites gaffe à Lucien, je vous ai prévenu, c'est un enfoiré.
* C'est d'ailleurs assez drôle, j'ai lu hier que, dans son dernier numéro, la très conservatrice Revue du Vin de France venait de leur rendre hommage à tous les deux, placés (ça n'a rien de miraculeux) dans le peloton de tête du Minervois.
Badens, c'est l'extrême bout du Minervois, non? C'est presque Carcassonne, si je me souviens bien. Mais tu ne trouves pas, Vincent, que les vins sont de meilleurs en meilleurs dans le Minervois? On me reproche parfois de dire du bien d'autres régions que la mienne (c'est pour cela que je suis Léon) mais on ne peut s'empêcher de se réjouir, quand on aime le vin, devant de tels phénomènes (comme à Cahors, en Ardèche, dans le Luberon ...). Avant - le syndrome VC - on connaissait Gourgazaud et point barre. Crois-tu que le retour en grâce du carignan - quand même déterminant sur cette zone - et les soins qu'on lui apporte à présent y sont pour quelque chose?
RépondreSupprimerJe ne sais pas si les vins du Minervois sont de mieux en mieux, Luc, c'est peut-être que toi, les connais de mieux en mieux. Traditionnellement, pour simplifier, cette appellation était un réservoir de vins fins, séveux et distingués (des chambertins disait le regretté Roger Piquet qui s'y connaissait) face aux Corbières qui assuraient la quantité.
SupprimerPour ce qui est du carignan, il est toujours resté bien présent sur ses terroirs de prédilection, je pense à la bande entrecoupée qui file de Trausse-Félines à La-Caunette et à ces balcons de l'Aude où sévit Tonton Raymond. Mais il y a tant de cépages qui étincellent en Minervois, la syrah, le mourvèdre! Jusqu'à un cabernet-sauvignon de La Livinière (Cuvée Léopold) dont je conserve un souvenir ému, j'en ai re-bu un sublime 99 l'été dernier.
je me souviens avec émotion d'un Carignan de Paul Durand choisi et servi à l'aveugle par Frédéric Guiraud, que j'avais qualifié de "fin et élégant". Un véritable régal.
Supprimer@Dirpauillac: très intéressant commentaire. Comment se fait-il qu'on se souvient d'un carignan (avec la minuscule stp) parce qu'il était "fin et élégant". Moi aussi (60 ans) les ai longtemps considérés comme un peu "rustres". Je me trompais (ça m'est arrivé des millions de fois, dans ma vie), ce n'est pas le cultivar qui était en cause, mais les gens. Cela fait 10 millésimes que je conduis à présent, tout seul - je veux dire, pas en obéissant aux autres - et je trouve que le carignan est le cépage qui me donne le plus de finesse et les tannins les plus soyeux. Or, je ne lui fais rien de spécial, sauf à le cueillir mûr. Dorénavant, je trouverai bizarre qu'ils ne soient PAS " fins et élégants".
SupprimerLuc, il y a eu la carignanophobie, un rien agaçante, ne tombons pas dans la carignanolâtrie qui va vite lasser. La mauvaise réputation du carignan était aussi due à ces monceaux de carignans imbuvables, pisseux et verts, aux tanins rustico-vulgaires, nés (entre autres) sur les pires terroirs du Languedoc-Roussillon. Le carignan n'est pas bon partout et entre toutes les mains, plus encore que d'autres cépages qui ont la faculté de lisser ces "inconvénients".
SupprimerBon souvenir du Clos de l'Azerolle Le Cendrous 2004 (syrah), bu à 3 occasions.
RépondreSupprimerD'autres cuvées m'ont moins emballé :
Grand Penchant 2004 (70% grenache, 30% syrah)
VV 2006 et 1999 (carignan)
Bravo Vincent ! C'est comme ça que l'on aime tes billets . Génial aurait on dit à l'époque .
RépondreSupprimerMerci, Jean-Marie. Il en faut pour tous les goûts.
SupprimerQuels sont ces "pires terroirs du Languedoc"?
RépondreSupprimerSouvent des plaines, ces plaines parfois inondables, voire d'anciens étangs, où les Romains faisaient pousser du blé et où la révolution industrielle a conduit la vigne. Vous les voyez, Pierre, autour de Béziers ou Narbonne, avec ces immenses parcelles capables de fournir du cent, deux cents, trois cents hectolitres à l'hectare?
Supprimeroh ! oui ! je les vois bien...des feuilles de vigne de la taille de la rhubarbe. Vertes comme des épinards. Hummmm...miam miam...nous avons bien vu les mêmes.
Supprimer