Glissements progressifs du plaisir.


Au début était un vin. Soyons honnête, un vin "raté", qui surtout avait souffert d'un élevage peu soigné, plein de négligence, de chaud et de sec, un de ces élevages mal élevés dont on a le secret dans le Priorat. Parce que c'était un Priorat, vous savez, cette petite appellation du nord-est de l'Espagne, au sol de schistes sombres, où quelques gosses de riches se faisaient, à coup de planches et de pipes à Pinocchio, des concours de quéquette il y a quelques années. C'était à celui qui produirait non pas le plus beau vin, mais le plus cher. Sûrement un des endroits en Europe où l'on a atteint les sommets de l'imbuvabilité. Mais, des bouteilles avec plein de zéros dessus, ça finit toujours par attirer une certaine clientèle…


Ce vin-là, donc, avait eu une enfance difficile. Et au sortir de tant d'épreuves, il n'avait rien, mais absolument rien de la beauté parfaite d'Anicée Alvina. Néanmoins, comme l'actrice de Glissements progressifs du plaisir, il recelait sa part de sensualité, une sensualité sauvage, brutale, violente. Mais dérangeante, avec cette pointe acétique qui fait vibrer les poils du nez. Bref, ceux qui l'avait produit étaient à deux doigts de le foutre à l'égout; je me souviens d'ailleurs d'une soirée durant laquelle la blonde Marie von Ahm et moi avions du batailler pour convaincre un de ses géniteurs de lui donner sa chance.


Pour autant, il était hors de question que ce vin sortît sous son étiquette et à son prix habituels. J'avais donc imaginé un nom, en dialecte catalan qui plus est:  Bellesa perfecta? (le point d'interrogation a son importance). En français, vous l'avez compris, ça donne Beauté parfaite? Un nom, donc, et le texte et le graphisme qui allaient avec, le tout accompagné d'une photo d'un souvenir eurasien à la plastique irréprochable. Ce jus étant le fruit d'une association, il fallu soumettre le projet à un Comité central, il fut retoqué au motif d'une pornographie excessive. "Cachez ce sein que je ne saurais voir!" Comme quoi, malgré la movida, en Espagne, la Censure veille…


"Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage,
 Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,
 Polissez-le sans cesse, et le repolissez,
 Ajoutez quelquefois, et souvent effacez."
Sur le coup, Boileau avait raison. J'envoyai une seconde maquette, expurgée du souvenir eurasien, un peu plus punk (j'ai pas dit Sex Pistols, hein, sinon…), mais toujours porteuse du nom et du message, de ce texte qui essayait, sinon de justifier, au moins d'expliquer la bizarrerie du truc:
"Technologie, sélection, chirurgie… voici venu « le meilleur des mondes » !
Le vin n’échappe pas à la règle : lisse, bodybuildé, formaté, standardisé…
Et la Nature dans tout ça ? Ses erreurs, ses excès, sa générosité ? En 2008, les schistes et les calcaires du Priorat n’ont pas eu envie de donner naissance à des vins  «internationaux». Le soleil, latin, méditerranéen, a rêvé d’opulence, de hanches larges, de parfums capiteux. Alors, tant pis pour la mode, nous l’avons laissé faire. Parce que les beautés parfaites finissent toujours par ennuyer…"
Et, contre toute attente, le vilain petit canard fit son bonhomme de chemin, il trouva son public. Pas un succès planétaire, mais je me souviens quand même d'un article élogieux, sous la plume d'Olivier Bertrand, dans Libération (d'abord dans son Blog goûtu de Libé-Lyon puis dans le journal-papier). Bref, il y avait des fans. Je me dis même que j'aurais du le faire goûter au jeune blogueur Guillaume Nicolas-Brion, un amoureux de la déviance qui préfère parfois les défauts au vin lui-même.


Depuis, le petit vignoble du Priorat a changé de mains, les associés de l'époque ont décidé de prendre des directions différentes. Oubliée Bellesa perfecta? et sa punkitude. Pourtant, hier, à ma grande surprise, j'ai cru comprendre qu'un nouveau vilain petit canard avait vu le jour du côté de Gratallops, qu'un nouveau "miracle" s'était produit. Car, par le biais du blog d'une néo-designeuse pinardière régionale, je suis tombé sur le packaging up-to-date de cette cuvée "accidentelle". Plus de seins, plus de texte, seul reste le nom Bellesa perfecta?
Ainsi va (parfois) la petite vie d'une étiquette. Progressivement. De glissements en glissement. Que cela fasse plaisir ou non.



Commentaires

  1. Vincent,

    As-tu goûté ce vin : Catalunya Els Jelipins Vi de Taula 2006 (quand la nature fait mal les choses, sur cette bouteille du moins)

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    1. Non, mais on (qui pour le coup n'est pas un con) m'en a dit des horreurs.

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  2. J'ai trouvé la bouteille proposée imbuvable (je l'aurais bien conservée pour déglacer des rognons).

    Notre hôte, probablement souffrant d'une sorte de syndrôme de Stockholm décrivait une merveille (je l'ai renvoyé vers Rayas, pour la sublimation du grenache).

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    1. Tiens, on a regoûté Rayas 2001 mardi soir, très agréable mais toujours un peu absent, plus Domaine des Tours que Rayas en fait. Ce n'était pas, et de loin, la bouteille du dîner.

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  3. Il peut tutoyer les sommets sur certaines bouteilles ...

    L'idée qu'un grand vin est toujours grand est à prendre avec des pincettes.

    Quel fut le vin de la soirée ?

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    1. Peut-être chinon 2010 de Corbineau. ou le rioja 2009 d'Olivier Rivière.
      Pour ce qui est du grand vin, je suis bien d'accord, ce qui existe, ce sont surtout les grandes bouteilles. Ça fait quelque temps que j'en rencontre moins à Rayas. Mais la malchance, ça existe aussi.

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  4. Quelle cuvée d'Olivier Rivière ?

    récemment, j'ai eu cette série incroyable :
    Cornas Allemand 1999 : bouchon
    Griotte Roty 1993 : bouteille ayant probablement chauffé
    Barton 96 : probablement TCA

    Il y avait heureusement Noiré d'Alliet 96 et Paradiso di Manfredi 2007 en Brunello pour récupérer cette "malchance".

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  5. Encépagement particulier car 50% de grenache pour 50% de tempranillo.
    2007 pas mal.

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  6. Pour Ganko el Cabezota 2008, même impression de fraîcheur, un peu comme sur un mencia en Bierzo (je me demande s'il n'y a pas un peu de carignan et de graciano aussi).

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