Soif de noir.


Après quelques verres dans un endroit chic avec le gang des Lyonnais, m'est venue l'envie d'arpenter les ruelles, de retrouver, de sentir en Barcelone la vieille odeur du port, des bars à marins. L'Ànima del Vi, d'abord, où j'ai même essayé de boire une syrah espagnole en parlant rugby avec un trois-quart-centre all-black, puis ça s'est fini chez les tatoués (là, en l'occurrence, c'est une tatouée), au Brutal. Et, je ne sais pas pourquoi, j'ai essayé de reboire un Soula de Peppone. Peppone, c'est Alain Castex, ex-garagiste de vélos rue des Filatiers à Toulouse ayant demandé l'asile politique aux Corbières où il faisait d'excellents vins à Davejean, village ravitaillé par les corbeaux, avant de s'enfuir au volant d'une Saab 900 en Andalousie avec la femme de sa vie, une autostoppeuse. En fait, Peppone, n'est jamais arrivé à Jerez de la Frontera, le périple s'est arrêté en Roussillon, à Banyuls-sur-mer. Il y a produit, dans les années 90, des blancs surprenants, mixant l'étoffe du meursault et l'aromatique du fino, et ce rouge, Le Soula, du grenache noir que j'ai eu, sûrement à cause de l'heure tardive, du mal à reconnaître.


Moi, à l'époque, plus que Le Soula, c'était Le Clôt de Taillelauque que j'aimais bien siroter, un autre grenache, rehaussé lui d'une pincée de carignan. Dans une autre vie, marquée elle aussi par le tatouage, j'en avais même fait une nouvelle, Soif du noir*, que ce vin m'a envie de relire (et donc de rééditer sur Internet) pour voir si les souvenirs étaient plus beaux que la réalité. Ce texte, le voici.


"Votre bouche est sèche. Peut-être une pointe d’angoisse. Le vent aussi. Trop pressé d’aller gifler la Méditerranée, le cers annihile la verticalité du monde. Les cyprès, même les cyprès, s’inclinent devant sa farouche volonté. Le fil à plomb n’existe plus, vous ne rêvez plus que d’horizontalité, de ce désert sombre et plat que la nuit mue en un gouffre à deux dimensions. Vous voulez l’eau salée. Vous voulez la mer. Bages, Sigean, Lapalme, Leucate… Les gueules déchiquetées des étangs se rient de vous. Mais, ce soir, vous vous foutez de ce pays d’asphodèles qui si souvent vous aimante.
D’ailleurs, ce n’est pas tant la mer qui vous attire que sa profondeur. Sa noirceur. Vous avez soif du noir. Vous voulez boire comme l’on mange. Vous voulez mâcher l’eau sombre que le sel épaissit. Votre langue veut fouiller plus fort encore la morsure du Sud. L’épaule droite appuyée sur le vent glacé, calée contre la montagne froide, vous n’aspirez qu’à la chaleur. Quand vous franchissez la frontière, le fort de Salses n’est plus qu’un vieux rocher pétrifié. Il vous en faut davantage.
Une image précise s’impose alors. Ce pourrait être l’été, ou plus vraisemblablement la fin du printemps, quand ce corps incandescent contre lequel vous allez vous heurter, auquel vous allez confronter votre désir se réveille d’un long hiver. Les genêts sont en fleurs. À l’aplomb de Banyuls, les tourelles et le clocheton arrondi d’une chapelle blanche se découpent nettement sur des bleus mêlés, bien au-delà des vignes basses. Du bleu, du blanc, pourtant la quête du noir continue de vous obséder.
Non, finalement, l’eau salée ne vous intéresse pas plus que ça. C’est bien le goût du noir que vous recherchez. L’odeur du noir. L’épaisseur du noir. Cette façon qu’il aura de fondre dans votre bouche et de vous faire ressentir son intense complexité.
Bien plus que de la soif, c’est d’une nécessité, d’un besoin impérieux dont il s’agit. Vous ne savez pas par quel bout prendre votre envie. Quelques remèdes vous traversent l’esprit : une lampée de vin catalan, une gorgée d’un banyuls aux reflets d’agrumes, deux gouttes de vieux Byrrh… Rien n’est plus terrible que de tout vouloir en même temps. Les couleurs se mélangent, seul le noir peut concentrer cette énergie désordonnée, cette panique qui s’est emparée de vos sens.
Vous sentez crisser entre vos doigts sa chevelure dense. Votre main se referme et sa nuque bascule. Le grenache, d’une texture presque huileuse, cogne lourdement dans le verre. Son jus noir glisse entre vos phalanges. Les cheveux noirs coulent en cascade. Auréolé des parfums de la garrigue, le vin se noie dans les senteurs poivrées, épicées, de son cou. C’est un saut dans le vide. Quelques secondes d’oubli absolu quand la matière se dissout dans l’anti-matière. Quand le noir vous imprègne, vous absorbe jusqu’à ce que vous doutiez des limites de votre propre corps. Jusqu’à l’effacement de la lumière qui précède inéluctablement la renaissance.
Assurément, le grenache sombre du Clôt de Taillelauque du Casot des Mailloles ne peut que se décanter sur le nombril d’une brune qui saura, contre toute attente, vous révéler la richesse chromatique du noir lequel, dans ses bras, devient non pas l’absence mais la réunion de toutes les couleurs."



* Publiée dans le recueil D'Amour & de Vin, aux éditions de La Presqu'île.


Commentaires

Articles les plus consultés