Les flammes, les regrets et l'avenir.


Je repense souvent, avec une grande tristesse, à cette histoire qui remonte maintenant à une petite vingtaine d'années. C'était au sortir d'un repas un peu arrosé à "l'annexe" du Palais de Justice de Toulouse, un petit bistrot de rien, surnommé Chez Marraine, où, entre plaidoiries et belotes, les avocats déjeunaient d'un scientifique rôti de bœuf arrosé de bordeaux de comptoir. Je me souviens précisément de ce jour-là, nous sortions de table avec un grand pénaliste que j'admirais, personnage fin et fantasque, tellement spécialisé dans les cas désespérés que dans le Milieu, on le surnommait "le Cancérologue". Fier comme un gamin devant son nouveau vélo rouge, il avait garé sous les platanes de la Place du Salin, son dernier jouet, très franchement, je ne me rappelle plus s'il s'agissait d'une Mercedes ou d'une Venturi, une petite bombe, un petit coupé sportif qu'il avait négocié à un concessionnaire du coin, sûrement en le noyant dans un déluge de mots voltigeants. Ce dont je me souviens exactement, en revanche, c'est de cette phrase, en ouvrant la portière passager, alors qu'il commençait à faire vrombir l'engin: "tu montes? On part à Ronda!". Je savais qu'il ne plaisantait pas, je savais aussi qu'il n'était pas très en forme et qu'il avait besoin de ce pèlerinage andalou. Prétextant de réelles obligations, je me suis déballonné et je ne me suis pas assis dans le baquet du petit bolide, je l'ai laissé partir. Quelques années plus tard, alors qu'il nous avait quitté, j'ai fait le voyage de Ronda et j'ai pénétré pour la première fois dans les plus belles arènes d'Espagne. Là, sur le sable, j'ai pleuré.


J'ai de nouveau pensé à cette histoire hier, alors que les flammes, cruelles, dévoraient L'Alt Empordà. Les incendies, pour nous qui chérissons la forêt méditerranéenne, pour nous qui tutoyons la garrigue, qui flirtons avec le maquis, c'est le Diable. Nous savons qu'à tout moment, pour un détail, le Paradis peut devenir l'Enfer. Mais, ce n'est pas parce que l'on sait qu'on s'habitue.


J'ai repensé à cette histoire de voyage à Ronda, parce qu'en lisant La Vanguardia, en regardant s'agiter les présentateurs de la télévision régionale, en sentant cette horrible odeur de fumée qui a envahi les rues de Barcelone hier à l'aube, je savais qu'au cœur du brasier, encerclé par des pins et des chênes verts transformés en torchères, se trouvait un lieu que je me promettais de visiter depuis des années et où je n'ai toujours pas mis les pieds. Marc Bournazeau m'a invité dix fois à venir voir sa magnifique bodega, la dernière fois encore, chez Biquet, notre plage commune. Terra Remota, c'est un projet ambitieux, au cœur de cet Alt Empordà qui fait malheureusement la Une des journaux. Une cave contemporaine, sobre, voulue par Marc et son épouse Emma, dessinée par les architectes Pépé Cortés et Nacho Ferrer, une sorte de lame de béton brut intégrée au relief des environs de Capmany.


Telle que je me l'imagine, telle que je l'ai vue, en photos, elle m'évoque d'immenses murets de vigne, de belles horizontalités réveillées par les boules odorantes des pins. Mon copain Ivo Pages, le vigneron de Cadaqués, presque voisin de Marc, me racontait encore récemment un pique-nique classieux sous les arbres de Terra Remota, le jour de la Finale du Championnat de France de rugby; là encore, je n'étais pas venu boire un coup et regarder, comme il se doit, le Stade battre Toulon. Quel con je suis! C'est ce que je me disais d'ailleurs à chaque fois que nous filions sur l'autoroute qui monte à La Jonquera, pressés d'arriver en France, négligeant de ralentir, de bifurquer juste à côté des bordels frontaliers et de prendre cette petite route, l'ancienne et insouciante route de Rosas, qui traverse désormais un paysage lunaire.


La belle bodega des Bournazeau est quasiment intacte, les vignes, génial pare-feu* ont joué leur rôle. Il y a des pertes, évidemment, les frondaisons ne sont plus là et les pique-niques auront un autre visage. Mais je sais que ces vignerons-là sauront rebondir, qu'il trouveront l'énergie, les idées. Dès qu'ils seront remis de leurs émotions (Marc racontait hier à Ivo et à Hervé Bizeul qu'il était dans la cave avec une partie du toit en feu!), nous irons les visiter. Pas pour contempler les dégâts, mais pour admirer ce bâtiment qui me semble exemplaire. Et boire du vin.


Car, c'est là que je voulais en venir, je le disais hier sur Facebook, le moins que l'on puisse faire face à ce drame qui nous laisse sans voix, c'est de boire un coup de vin de l'Empordà, pour le plaisir bien sûr, mais aussi et surtout en signe de solidarité avec tous les paysans de ce joli coin de l'extrême nord-est de l'Espagne qui ont vu des années de travail partir en fumée ces dernières heures. Pensons-y maintenant et dans les jours à venir, il y a pire moyen de se rendre utile. Glissons dans nos repas de vacances quelques produits (vin, huile…) de l'Alt Empordà. J'écris ça comme si le match était fini, alors qu'à l'heure actuelle des pompiers, parfois avec des moyens dérisoires** continuent de se battre contre le feu, appuyés notamment, c'est notre fierté, par sept équipages, héroïques, de la Protection civile française. Mais j'écris ça aussi parce qu'au delà des flammes, au delà des larmes, au delà des regrets (vivent les remords!), il faut penser à l'avenir. Aidons-les!



*si seulement les politiciens à courte vue et les prohibitionnistes incultes qui prônent l'arrachage parvenaient à s'en rendre compte avant que dans le Sud de la France, nous soyons à notre tour victime d'incendies infernaux tels que celui de l'Alt Empordà.
** la surface brûlée est tellement gigantesque, près de 14000 hectares, qu'on en vient à s'interroger sur la capacité technique de réaction des pompiers locaux, ou, en tout cas, sur le fait de savoir s'il disposent de moyens aériens suffisants, véritable clé du combat contre le feu. Mais ce n'est pas encore le moment de parler de tout ça.




PS: à part celles de Terra Remota, les autres images sont extraites de la La Vanguardia, qui, dans cet enfer, a réalisé un travail magnifique.

Commentaires

  1. Je lis régulièrement votre blog qui parle de ma chère patrie, qui me manque souvent. Ce très bel article a une résonance particulière pour moi. Les regrets sont lourds à notre cœur. Je vais suivre votre idée et boire des vins d'Emporda, en attendant des lendemains meilleurs.

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    1. Il faut toujours croire au lendemain. Surtout en Espagne!

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  2. Mais qu'il est beau ce blog ! C'est dingue ! C'est l'enfer des flammes qui déclenche une telle DA ?

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    1. Merci Nicolas. C'est l'émotion, je crois. Quant à ces images, celles de l'incendie, j'aurais préféré ne jamais, jamais les voir.

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  3. J'ai longtemps été abonné à l'esprit du sud ouest... que je regrette encore et je vous remercie pour ce très bel article sur mon ami Marc. Son domaine est magnifique et son vin tout autant.

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  4. Putain, c'est animé sur facebook; l'effet venturi - sans doute et sans casse moteur jusqu'à Ronda ? Greetings!

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