Ohla, de cinq à sept.


Un homme fidèle, ça ne connaît pas les hôtels de sa propre ville. Sauf pertes de clés ou phantasme particulier. C'était une convention plus ou moins respectée en France, avec le sursaut de moralisme qui a suivi les frasques de DSK*, elle devient une règle d'or. C'est ainsi, l'époque n'est plus aux Valseuses, au parfum juvénile de la petite culotte d'Isabelle Huppert ni même aux estocades gainsbouriennes (souvenez-vous, Whitney Houston…), Raphaël le débauché s'est racheté une conduite, le frôlement devient coupable, le regard criminel. En ces périodes de rigueur, d'austérité, à défaut d'être sérieux, il importe de s'en donner l'air. C'est encore loin, l'Amérique?


Pour le coup, la Via Laietana, à Barcelone, je lui trouve vraiment un air américain, sud-américain, tendance architecture national-populiste des années quarante, gratte-ciels à deux balles, fumée de bagnoles. L'ancienne Jefatura de Policía, de sinistre mémoire, veille d'ailleurs à ce que rien ne change. Sûrement une des rues les plus laides de Barcelone. On ne fait qu'y passer, on s'y arrête pas, encore moins dans sa partie supérieure (au dessus du métro Jaume) peuplée de clodos et de cinémas désaffectés.


Rien de mieux, donc, pour un cinq-à-sept discret, même à neuf heures du soir. À deux pas du Palau de la Musica, haut-lieu de la corruption nationaliste, qui visiblement a, dans sa période récente, davantage alimenté les insatiables comptes en banques des partis au pouvoir en Catalogne que la création musicale, la façade de l'hôtel Ohla vous fait un bizarre clin d'œil, couverte qu'elle est de globes oculaires. C'est là, donc, que nous nous retrouvons, à l'abri de ces regards provinciaux qui font le quotidien de Barcelone, capitale régionale à laquelle il manquera toujours le zeste d'élégance qui permet de passer à l'étage supérieur.


Sur la plaque, à l'entrée, les étoiles sont formelles (cinq!), nous pénétrons dans un quartier général du luxe. Design mais pas trop, ostentatoire mais pas trop, c'est à la qualité de l'accueil qu'on le ressent. En descendant les marches du bar à tapas (eh oui, je ne suis pas allé là “coucher”), on est tellement bien reçu, presque aussi bien qu'au Mandarin Oriental, qu'on s'inquiète immédiatement de l'addition à venir. Il est vrai qu'il est rare dans les endroits présumés “select” de cette ville qu'on ne vous reçoivent pas comme un chien dans un jeu de quilles.


J'aime bien le bar, les tabourets hauts permettent de se régaler discrètement des longues jambes de sa commensale tandis qu'on fait mine de s'intéresser au menu. J'aime bien ce bar aussi parce que, comme le veut une tradition récente, il est ouvert sur la cuisine, une cuisine qui donne envie de mettre la main à la pâte, une cuisine joyeuse, avec des employés (pas que des Philippins payés au lance-pierre) qui se font des blagues, remarquablement organisée, bref, professionnelle. La carte aussi fait envie. Ouf, les tarifs ne sont pas aussi élevés qu'escompté à l'entrée. Ce n'est pas donné, mais ça reste abordable.


À Barcelone, ville ou l'art du tapear oscille entre l'inexistant et l'aléatoire, j'ai ce tic, quand j'arrive dans un bar à tapas, de commander d'abord de l'ultra-classique. Pour voir les bases. Anchois, patatas bravas, riz, bombas, pan con tomate ; là, j'ajoute un cap i pota, ne serait-ce que parce qu'il est rare qu'un établissement chic ose proposer ce genre de plats d'abats à une clientèle haut-de-gamme, sensée, localement en tout cas, être dégoûtée par la tripaille et les bas-morceaux.


Les anchois sont visiblement catalans (L'Escala ou Agadir?) mais pas si mauvais que ça; l'intelligence réside en fait dans l'accompagnement, un peu de cébette fraîche finement ciselée et une bonne huile leur donnent l'esprit qui leur manquait au départ. Ça n'en fait pas des merveilles de Cantabria mais ça arrange bien le coup.

Changement de braquet avec les bravas. Ça fait longtemps que je me promets de faire un tour de Barcelone des patatas bravas, plat emblématique s'il en est, assez bon marqueur de la qualité et du style du cuisinier. Celles-là sont excellentes, très "Pont-neuf" au niveau de la pomme de terre, tendres et sucrées, rehaussées comme il faut au niveau des sauces, je les trouve au niveau de Sagàs ou de Tapas 24, des références en la matière.


Rien à dire non plus de l'excellente bomba de gambas à l'ail, beaucoup de finesse.

Encore deux bons testeurs avec un riz aux champignons crémeux et goûteux, parfaitement cuit, joliment couronné de deux morilles. De mon côté je me penche sur mon cap i pota aux pois chiches, patiemment mijoté: on se croirait presque à La Cova fumada, "le meilleur restaurant de Barcelone"!


On (on n'est pas toujours un con) me dit que le chef de l'Ohla Hôtel est un bon, que sa cuisine au restaurant gastronomique, le Saüc est excellente, je n'en doute pas, alors même que j'ai un a priori défavorable avec la nourriture d'hôtel. Il y a de la précision dans tout ça, une certaine rigueur assaisonnée d'une pointe de culture, de la classe aussi, jusque dans le service, enjoué, attentif, un côté "palace", sans les emmerdements, les lourdeurs. Ce cinq-à-sept, sans bouleverser ma vie, sans rien renier d'emportements passés, m'a séduit. C'était inattendu.


* sur lesquelles, je le précise, je n'ai strictement aucun avis, on s'abstient en général de commenter les plats ou les vins qu'on n'a pas goûtés.

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