Le plus mauvais restaurant de Barcelone.


C'est un truc complètement catho ou puritain, comme vous voulez, quand on se dit, après avoir fait bombance, qu'on mérite bien une petite pénitence. Et comme nous sommes invités ce week-end dans un restaurant dont j'attends beaucoup, je me suis dit que plutôt que de faire un repas dégueulasse après pour expier mes péchés, j'allais vous en raconter un de vraiment catastrophique avant. Je n'ai pas eu à fouiller longtemps dans ma mémoire pour me souvenir de ce dîner chez Tickets, le bar à tapas des Adrià's brothers. Justement avec ceux-là même qui seront nos commensaux dans le grand restaurant dont je vous parlerai (peut-être) bientôt.
Car, ce repas cauchemardesque à Tickets, je m'en souviens assez bien, c'était en octobre. Nous avions du réserver très longtemps à l'avance (comme aurait pu dire Audiard, se faire dilater la rondelle exige de longs préliminaires) et, le soir venu, un mardi, ce fut d'une nullité crasse. Nous avions coupé court , sauté dans un taxi pour aller ensuite avaler quelque chose de consistant à Tapas 24, histoire de ne pas aller nous coucher sur une méchante impression.


Ces préliminaires étant expédiés, je ne vais pas revenir sur ce que je pense des inepties que sont les classements du style le meilleur restaurant du Monde, juste bon à ravir des pucelles du goût. Il va de soi, cet axiome étant posé, que "le plus mauvais restaurant du Monde" ou des environs ne veut rien dire non plus. Mais, au vu du dîner que j'évoquais plus haut, c'est effectivement, sur l'année 2011, à Tickets que j'ai le plus mal mangé.  Il ne me restait plus, pour vous écrire ce petit billet, qu'à passer devant, car à l'époque, je n'avais photographié que les plats et l'intérieur.


Là où mon plan n'a pas fonctionné, c'est qu'en arrivant devant Tickets, je ne sais pas pourquoi, je me suis dit chiche! Peut-être parce qu'un brin de conscience professionnelle (c'est ridicule pour un blogueur!) m'a rappelé que le réchauffé, ce n'était pas terrible d'un point de vue déontologique. Du coup, j'ai accosté le portier qui, à ma bonne mine, n'a pas fait de manières: oui, il y avait une table pour moi.
Et puis, revenir ici, c'était aussi l'occasion de m'expliquer (un vieux compagnon de route, idolâtre du chimiste de Rosas me l'a vertement reproché il y a peu) sur le caractère jugé obsessionnel des critiques que je fais ici et là à Ferran Adrià. Ce restaurateur, comme mon cher Pancho Campo MW (celui du Jumillagate) et un ou deux autres, sont des symboles d'une Espagne qui, à une époque, avant la crise, a pété les plombs. Ce n'est donc pas d'eux dont il est question mais du système qui les a fait rois. J'ajoute que pour le reste, je n'ai rien contre cet homme charmant, brillant commerçant, qui, apparemment, ne mange pas la bouffe des clients; il se trouve que nous avons quelques tables en commun qui n'ont absolument rien à voir avec les horreurs moléculaires. Je suis, en revanche, plus circonspect sur les engouements qu'il a suscités, permettant à la pieuvre agro-alimentaire (parce que c'était tendance…) d'installer le bout de ses tentacules dans des cuisines réputées gastronomiques. Faut-il, une nouvelle fois (obsessionnel!) que je renvoie à ces fameuses Texturas®, baguettes magiques de cette créativité fant-tas-ma-go-ri-que?


Me voici donc attablé, en quelques minutes, à Tickets. Attablé, j'exagère, je suis assis à un bar, ce qui est d'ailleurs plutôt mieux quand on dîne seul. Première remarque, l'ambiance s'est un peu dépouillée, exit, le gros hamburger en plastique qui trônait sur la vitrine au fond à gauche (j'ai gardé l'image tellement j'étais impressionné). Mais les petits avions et les dirigeables en boîtes de Coca-Cola, eux, n'ont toujours pas décollé. En revanche, je me marre encore en pensant à cette carte d'Espagne affichée en vitrine où l'on vous explique sans le dire que c'est ici ou presque qu'on a inventé les tapas; l'Andalousie, d'ailleurs, est cachée derrière des pots de fleurs.


Long coup d'œil au menu, j'opte pour des œufs de caille, une huître avec sa perle, du pan-tomate, un ravioli liquide de fromage, un sushi d'anchois aux graines de tomates et des petites côtes de lapin à l'aïoli. Côté boissons, la carte est toujours indigne, lamentable. Je n'ai même pas envie de commenter et je commande une bière, ça tombe, le brasseur du coin est le sponsor de la maison tout comme son oncle d'Amérique monsieur C. Cola Jr.


Deuxième remarque, le service est beaucoup moins catalan c'est-à-dire beaucoup plus sympathique, prévenant, enjoué, que la fois précédente. C'est peut-être la musique qui fait ça: Marcel, le Dj nous a ressorti un flamenco pour bus de touristes allemands à côté duquel les Gipsy King et Annie Cordy méritent le Prix de l'Académie Charles Cros… La salle est peut-être un peu moins pleine qu'avant, bizarre pour un vendredi soir. Mais, soyons positif, c'est plus décontracté qu'avant (Manuel* doit être en congé).


Arrive l'huître, magnifique, grasse, charnue, très belle huître de Galice. Évidemment, le détail qui tue c'est cette espèce de boule nacrée posée dessus. Tant pis, j'avale l'huître, délicieuse, et me lance, j'avale la "perle" artificielle; c'est un peu entre une munition de paint-ball et un furoncle. Un léger haut-le-cœur, heureusement, c'est fade! Pauvre huître, quand même…


Et c'est le tour des œufs de caille, enrobés d'une espèce de chapelure fromagée. Tout cela est très joli, très bien présenté comme d'habitude. Franchement, je préfère les photographier que les manger. C'est d'ailleurs sûrement une des raisons du succès de cette cuisine aux couleurs vives dont les teintes rappellent les jouets Fischer-Price: elle est photogénique. Et dans les magazines, ça marche mieux que la daube de ma grand-mère…


On m'apporte, toujours avec une grande prévenance et force sourires, les petites côtes de lapin. Elles sont frites, bien frites; la viande, elle est quelconque, mais enfin bon, on ne vient pas ici manger des produits de ferme! L'aïoli ou ce qui se présente comme tel est une véritable horreur. Je passe sur l'absence d'ail, même si c'est une performance moléculaire de monter un aïoli sans ail, mais je parle de la texture, de ce côté aqueux, de cette "absence"; ça peut peut-être séduire un Suédois élevé au Kaviar Kalles, cette merveille gastronomique scandinave contenue dans des tubes de dentifrice, moi, j'ai plus de mal. Assurément, le chef a appris l'aïoli au rayon frais d'un Caprabo ou d'un Mercadona. Tout ça n'a pas grand goût, dans le genre nourriture d'hôpital, ou de maison de retraite.


Un peu de repos avec l'assiette suivante, un sushi dit-on, je n'ai pas encore compris en quoi c'était un sushi, je pense que je n'ai pas le niveau… Des anchois, donc, sur une biscotte, avec, intercalée, une reconstitution de pulpes et de graines de tomate. Les anchois sont excellents, aussi bien au niveau de la texture que du goût, la biscotte fleure bon le rayon biscuits secs quand au truc à la tomate, il est totalement insipide, juste très froid. Vous me direz, et vous aurez raison que servir des tomates fraîches en février, il faut vraiment être un âne bâté…


On entre de plain-pied dans l'art adriesque avec le ravioli liquide de fromage. On vous fait bien sentir d'ailleurs avant l'arrivée du plat que vous montez direct au Nirvana; "impossible de manger quoi que ce soit après" précise gentiment le serveur. Deux boules gluantes, blanchâtres dans les habituelles cuillères d'héroïnomane. J'avoue que la dernière fois, j'avais fait un refus d'obstacle. Là, je regarde autour de moi, et je me lance. C'est relativement infect, un goût dilué de vieux Grana rapé de supermarché qu'on aurait oublié longtemps dans le frigo. Mais le pire, c'est cette texture, cette sensation d'avaler en direct une merveille chimique de la banlieue nord de Barcelone ou de la Ruhr. Une irrépressible envie de vomir me soulève le cœur. Courir, vomir! Ne pas y penser! Ne pas y penser! Par précaution, la bave au lèvre, je grimpe quand même quatre à quatre l'escalier des toilettes. 


Ouf, un peu d'eau, c'est passé. Je reviens à table et je me tape un verre de la manzanilla de base de Lustau, un des seuls trucs ingurgitables de la ridicule carte des vins. Pour la forme, je prends un dessert, une espèce de cornet de mauvaise pâte feuilletée fourré avec le même aïoli que celui du lapin, mais goût vanille. La cuenta, por favor! Il est temps. Je dois d'ailleurs avouer que je paye très peu cher (deux fois plus cher que dans un vrai bar à tapas tout de même), mais chez Adrià à Barcelone, c'est cadeau: 36,25€. J'élude les questions sur le fait de savoir si ça m'a plu, je laisse un pourboire au portier qui m'a introduit (qui me demande d'ailleurs si je suis journaliste, ce à quoi je réponds que je ne me souviens plus…) et me voici sur Paral•lel, devant cette vitrine pleine de bouteilles de bière. À l'air frais, je me rends compte que sur la note, on ne m'a pas chargé la bière et la manzanilla.


"No es un restaurante, es un bar" clamait Ferran Adrià sur la bande-annonce de Tickets.  J'ai envie de lui répondre: "Lo siento mucho, Ferran, no es un bar, es une concepto…" Un concept avec tout le vide qui l'habite. Par parenthèse, on entendra bien dans cette bande-annonce que Ferran Adrià revendique par avance les tapas de Tickets comme étant les siens.
Peu importe, je ne vais pas philosopher, ni même ergoter, j'en reviens au repas de ce soir, un repas médiocre, mais un peu moins mauvais qu'en octobre. Soit il y a un peu de mieux, soit je m'habitue. Oui, c'est possible: regardez, il y a bien des millions d'Anglais qui remangent de la jelly ou de la dinde de batterie, on connaît des dizaines de millions d'Américains qui arrivent à re-boire du Coca-Cola en bouffant du pop-corn!
Plus sérieusement, je crois que cette "cuisine" ne mérite pas tout le mal qu'on commence à en dire, depuis qu'El Bulli a fermé. Elle n'est pas pire que celle des Mac Do ou des innombrables chaînes qui servent du sous-vide de zones industrielles, elle en est un visage "présentable", un ambassadeur (j'en envie de dire un VRP…). Bien sûr, il y a ces drôles de goûts "collants", "chimiques", il y a ce sentiment de vide, de vacuité, d'inhumanité que vous laissent beaucoup de plats, cette "absence" que j'ai évoquée.  Mais c'est là que je rejoins mon vieux compagnon de route quand il trouve que j'en parle trop, que j'en parle de façon obsessionnelle: elle ne mérite pas tout ce tintouin, ni même mes emportements, parce qu'elle est juste banale. Banale à tendance vulgaire.

*Attention, pas de malentendu, Manuel, mon sommelier catalan, nationaliste, binoclard, à grosses godasses, malgré son amour du Coca-Cola ne travaille pas à Tickets. En plus, franchement, se payer un sommelier avec la carte des vins qu'ils ont, c'est comme offrir un soutien-gorge à Jane Birkin!

Commentaires

  1. Un vrai régal vos écrits sur une mauvaise table. Quelle conscience professionnelle d'aligner des mots dits sur des maudits. Je connais aussi le fait de manger plusieurs fois dans des endroits médiocres. Le mot ami veut parfois dire aimer donc apprécier aussi leurs défauts et à ce titre je me laisse entraîner sur des sentiers nauséeux. Mais j'ai les mêmes que tout le monde, ils sont français, à savoir ils connaissent les meilleurs restos, les meilleurs boulangers, les meilleurs bouchers etc. Et certains achètent les mêmes merdes chez ces notables de l'alimentation Carrouf ou Edouard-Michel, voire chez Coffe ou Zidane. Tout fait ventre, sauf parfois si le patron n'est pas sympathique, ou si l'addition dépasse le seuil psychologique. Bref, je revendique la tolérance de pouvoir mal "bouffer" plusieurs fois de suite par amitiés, et le restau ne s'appelle pas Maso. Pauvre Jane Birkin, voyez ou ses mauvais choix l'ont menée, elle n'a rien là où il faut.Bon, vers midi départ Paris pour France-Irlande, je ne sais si on bouffera du trèfle mais ce dont je suis certain c'est de manger correctement grâce à quelques bloggeurs qui ont toute ma confiance. Belle journée et merci de ces petits moments de bonheur à vous lire.

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  2. Sans chercher exagérément la petite bête, je voudrais quand même rappeler que le soutien-gorge n'a pas forcément une autre utilité que d'être joli. Qu'en somme, même en cas d'absence de besoin, on peut en porter. Comme un enjoliveur sur une roue. Pour le reste, je communie.

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    1. Ce n'est pas faux l'histoire du soutien-gorge, surtout si on sait éviter le tralala. J'ai toujours eu horreur des tralalas en matière de lingerie, ça me fait justement penser à la chanson de la dame en question (Les dessous chics). http://www.sodandy.com/wp-content/uploads/2011/02/foto4507nh0.jpg

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  3. Grand merci pour cet article. Nous qui avions décidé d offrir une nouvelle chance aux frères Adria en réservant une table ds leur nouveau bistro..... Notre expérience a l Inopina avait été mémorablement détestable et s etait cloturee par une arrivée tres tardive au restaurant Blau de la calle Londres a Bcn .Je ne pense pas que je vais me donner la peine d annuler ma réservation pas sympa mais tant pis......

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  4. Je viens de découvrir votre blog et ça fait plaisir de lire quelque chose de honnête et réfléchi. Des vrais critiques de restaurants (et des grands chefs) ou les gens se servent vraiment de ses papilles n'existent presque pas. Tout est "géniaaaale" et on a un peu omis que c'est fade, tiède, 100 % mauvaise came ou technique et en fait on est la pour la déco plus qu'autre chose. En tout cas ça fais plaisir de trouver un blog qui sont du lot, à suivre.

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  5. Mais enfin, Vincent, qu'est ce qui t'a pris d'y retourner?? Et puis des huîtres c'est super dangereux, dans ce genre de resto...quel courage! Bon, une 3ème fois, peut-être? Non? Bises!

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  6. En effet, je n'aime pas écrire des mauvais restos, cela ne sert à rien, sauf quand ils sont d'una "mauvaisité" stellaire, cela permet d'écrire des perles (pardon) comme celle là que tu viens de nous offrir. ROTFL (pour de vrai).

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  7. Merci pour cet article. J'envisage d'y aller mais du coup j'hésite fortement. Peut etre que ça a changé depuis...

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    1. Non, ça n'a pas changé. Chez Adrià, on reste fidèle à la chimie.

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