Un vin de table grand cru, ça existe ?


Quoi qu'en disent les tenants de la "tradition", même les choses les mieux établies changent, se modifient, évoluent si l'on veut voir ça sous un angle plus positif. Prenons l'exemple du vin: quoi de commun entre les breuvages (probablement horribles* pour nos palais contemporains) que l'on vous infligeait dans l'Antiquité et ce que nous avons la chance d'avoir désormais dans nos verres? 
Pourtant, dans un souci de cohérence commerciale, d'esprit de corps, beaucoup d'appellations (c'est-à-dire la majorité des vignerons qui les composent) entendent faire d'un style dominant un référent immuable dont on ne peut s'écarter sous peine d'être exclu du groupe. On peut appeler ça "typicité", invoquer telle ou telle spécificité ampélographique, climatique, géologique… Même si l'idée se défend, même s'il est parfois bon d'encadrer certaines dérives, dans les faits, le risque est important de favoriser le médiocre, le suiveur, au détriment du franc-tireur, du découvreur. Et, au nom de la "tradition", de priver ces appellations de la possibilité d'innover et de se remettre en question.


Dans bon nombre d'activités humaines, on jugerait que ce système marche sur la tête. Il est évident que ce qui n'évolue plus est généralement condamné à disparaître, en tout cas à décliner. Faut-il alors, "à l'américaine", tout accepter dans les AOC de demain? Encourager la plantation du gewurztraminer dans le Midi? Favoriser l'utilisation de la machine à vendanger pour les vins effervescents? Décréter qu'il est interdit d'interdire?
Comme souvent, dans le monde du vin, la "Vérité" se cache sûrement ailleurs que dans les décisions extrêmes. Un peu de sagesse ne nuit pas, de la même façon qu'il faut se méfier des a-prioris. La récente affaire du déclassement de fait du millésime 2012 du second vin de Pontet-Canet est à cet égard riche d'enseignements. Ce domaine, converti au bio puis à la biodynamie, diminuant l'impact du bois sur les jus, mettant en avant la traction animale et les tracteurs légers, s'engage dans une démarche assez différente de celle de ses voisins. Et automatiquement, cela a un impact sur ses vins qui ne peuvent que se singulariser, notamment dans des dégustations horizontales à l'aveugle de l'appellation Pauillac.


Faut-il "interdire" à Pontet-Canet de poursuivre dans cette voie en mettant en avant certaines déviances œnologiques, des manquements dont visiblement le client final se tape comme de sa première bouteille de Médoc? En quoi l'appellation à laquelle on demande plutôt de protéger que de brimer un vignoble est-elle gardienne du "bon goût"?
Allez, un peu de vino-fiction. Imaginons**, par exemple, juste pour rire, que ce ne soit pas le lot du second vin mais celui du premier, Château Pontet-Canet, le grand Cru classé du Médoc qui soit, cette année, retrouvé déclassé par un jury de dégustateurs locaux. Pourquoi pas d'ailleurs? En Médoc, contrairement à la Bourgogne, le classement des crus est davantage attaché à une marque, le Château, qu'à des parcelles spécifiques, tout est possible. Imaginons, donc, à ce moment-là, la tête de la critique pinardière mondiale, d'un Parker qui y est allé de son petit compliment écrit*** sur le cru en question aux primeurs. Imaginons aussi la réaction de la clientèle internationale, professionnels et particuliers, qui attend impatiemment la sortie de ce cru adulé pour lequel elle a depuis plus d'un an envoyé son (gros) chèque de réservation.
Bien sûr que les plus connaisseurs voulaient plutôt du Pontet-Canet qu'un 5e grand Cru classé du Médoc, mais les autres, on leur expliquerait comment qu'on va leur livrer à près de cent euros pièce un vin de table, un Vin de France déclassé? Je veux bien croire que ça en ferait rire certains, au début, mais après? Ce serait à mon avis moins simple qu'après le déclassement d'un corbières ou d'un coteaux-du-loir. Pas une merveilleuse publicité pour le vin français dans son ensemble.
C'est peut-être à ce genre de scenarii que l'on devrait réfléchir dans les ex-syndicats viticoles, du côté de l'INAO et du ministère de l'Agriculture. Non ?





* Souvenons-nous toujours de l'anecdote du légionnaire tendant à Jésus agonisant sur la croix une éponge imbibée d'eau vinaigrée, de posca. Beaucoup ont interprété ça comme une ultime torture alors qu'il s'agissait d'un geste charitable. Le vin piqué allongé d'eau, parfois adoucie à l'œuf, était la boisson quotidienne des Romains.
** Bien qu'inspirés en partie de faits réels, les personnages et situation décrits ici sont purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite ou involontaire… 
*** Après avoir écrit, par exemple, ce qu'il a écrit sur ce 2012:
"A softer, less powerful and less prodigiously endowed Pontet Canet, the 2012 exhibits notes of creme de cassis and new barrique vanillin followed by a medium-bodied, elegant wine with sweeter tannin (and less of it) than is found in the great vintages that immediately precede it. The 2012 is certainly outstanding and, in fact, many readers may prefer it to the blockbuster, out-of-this-world, over-sized 2010, 2009 and 2008. Medium-bodied, pure and expressive, this classic Pauillac should only require 5-6 years of cellaring. It should drink well for two decades thereafter. No one will confuse the 2012 Pontet Canet with the 2008, 2009 or 2010, but proprietor Alfred Tesseron has turned in another high level performance in this more challenging vintage (especially true in the Medoc)."



Commentaires

  1. Comme si on allait se mettre à chialer sur les ennuis que rencontre Pontaut Contet....
    Les classements, il n'y à que les cons pour y croire.
    Vive Navarre, Métras, Darnaud et autres Nicq, Plageoles, Lenoir.....

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    1. Bien sûr, Pierre, moi aussi, je les aime ces vins-là. Ce n'est pas de chialer sur Pontet-Canet (dont les vins peuvent être délicieux) qu'il s'agit, mais, en essayant de voir les choses derrières les choses, de se rendre compte qu'un système qui finalement a permis que les vins que nous aimons existent a du mal à se réformer. Et en mourra peut-être. Croyez-vous que la jungle, "à l'américaine", ultralibérale, où tout est permis, avec de vrais méchants, fera mieux que l'INAO? Je n'en suis pas convaincu.

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    2. Malheureusement je vois mal ce que l'on peut sauver du système INAO. Personne n'y comprend grand chose de toute façon. Mais quand on pense que des vignerons d'une appellation participent aux comités de dégustation, cela fait rêver...

      J'y allais peut-être un peu fort sur la connerie des ceux qui croient aux classements. Mais prenons celui de 1855. A ce propos, le bref passage du film de Saporta (que tu as bien dézingué...) sur les effets pervers concernant le foncier agricole était assez édifiant. Qu'y-a-t-il à sauver de 1855?

      Et de l'autre côté de la vinosphère, ce sont hélas les discours sectaires et finalement aussi étriqués des vins SAINS....
      Ah ça en France, on les aime les étiquettes, les labels, les papiers officiels signés de la main du maître d'école....

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    3. Je crois encore une fois que les choses ne sont pas si simples. Des appellations qui fonctionnent et dont tout le monde connait le nom, il y en a. Et même beaucoup. Quand on marque Hermitage, Pauillac, Côte-Rôtie, Meursault, Gevrey-Chambertin, Champagne, ça a un prix, et ce notamment grâce au travail des vignerons qui ont fait ces AOC. En France mais aussi à des milliers de kilomètres de la France.
      Pour ce qui est de 1855, je ne comprends pas bien le lien avec Saint-&-Millions et madame Saporta?

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    4. Le rapport avec Vino Business, c'est que l'on voit à un moment un type qui explique que d'un côté du chemin, l'hectare vaut 4 millions d'euros (saint Emilion classé je ne sais plus trop quoi), et que de l'autre côté du chemin, il en vaut seulement 20 000 (parce que les côtes de Castillon c'est pour les ploucs sans doute).
      1855, c'est un classement dont on retient surtout qu'il a fait exploser le foncier agricole, et ça, c'est autre chose que le déclassement d'une cuvée de Pontet-Canet...

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    5. Alors, là, ça n'a pas grand chose à voir, on est loin du Médoc. Ce n'est pas de 1855 dont il est question mais d'un classement qui n'a que quelques mois.

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    6. Certes, il est vrai que 1855 ne concerne que le Médoc. Mais le classement à Saint-Emilion, mis à part la révision décennale, s'en inspire plus que largement...

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    7. Non, justement. Tout le débat (y compris judiciaire) qu'il suscite depuis des années tient au fait qu'il en est différent, avec l'introduction de critères comme la surface des parkings qu'on n'aurait pas pu imaginer en 1855.

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    8. Tellement différent qu'il en reprend le vocabulaire. "Cru", "classé"...
      S'ils avaient de l'humour ils y iraient de leur contrepèterie: "Côtes-du-Cru"...

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    9. Eh oui! Mais derrière les mots... Un grand cru, selon la région, Bordeaux, Bourgogne, Provence, Languedoc, Alsace, ce sont des choses bien différentes.

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  2. Beaucoup de commentaires peu de degustation...
    Commentons preuves a l'appui.
    Je ne pense pas que la mutation du type de traction soit un gage suffisant pour attester de la qualite d'une démarche et a fortiori de son résultat.

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    1. C'est peut-être un peu court de résumer les changements à Pontet-Canet à une histoire de traction animale. Je n'ai pas vu d'ailleurs au domaine que la traction animale avait remplacé le tracteur. J'ai au contraire été très intéressé par l'atelier de restauration de vieux tracteurs légers, qui me semblait assez malin et réaliste.
      Pour ce qui est de la dégustation, le mieux est de se reporter au billet précédent sur ce sujet, en attendant mieux.

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    2. Le classement de 1855 est une sorte de classement commercial de l'époque, davantage fondé sur le marché, sur la cote des vins que sur le terroir ou la dégustation.

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