Cougars.


Hier soir, j'avais soif, alors, je m'en suis tapé deux. Deux trucs qui me tombaient sous la main. Du local, du Catalan donc, puisque je suis à Barcelone. Deux vieilles qui se moquaient de leur âge, qui se déhanchaient sans complexes, bien moins godiches que tant de jeunettes qu'elles renvoyaient au rayon pisseuses. Des cougars, quoi.
C'est vraiment le truc de l'époque, ça, la cougar. Phantasme masculin majuscule. Tant pis pour la jeune fille en fleur, bien fraîche, gorgée de jus, la mode est à "l'expérience", aux caresses patinées, aux arômes tertiaires. 


Dans le monde du vin à la mode, c'est un peu le contraire. On boit jeune. De plus en plus jeune. Je me demande même si on ne va finir par manger du raisin sur pied. Pour ce qui est du prosélytisme pinardier, y'a bon! Comme le Tariquet et bien plus que le rosé-pamplemousse, le "miam-miam-glou-glou", la carbo-tekno, ça fait venir de nouvelles clientèles, attirées par davantage de simplicité, parfois même par un simplisme bien orchestré.
On boit, et on juge plus jeune aussi. Regardez ces bordeaux à peine nés, qu'on arrache brutalement à leur berceau de chêne pour les dégustations en primeur. Le type n'a pas encore de bouteille que déjà on lui a collé une étiquette. Noté, pesé, emballé. Le jeunisme fait rage, quitte à se rendre compte cinq, dix, vingt ans plus tard que les oracles en avait dit de belles…


Éclats de rire au camping et au Café du Commerce. On pouffe, on éructe. "Mais alors, ça veut dire que toi, tu aimes les vieilles ?" Ben oui, ma poule! Et j'avoue que si j'avais les moyens, j'en boirais même beaucoup plus. Des vieilles bouteilles, j'entends. Tiens, pour faire bien  dans certains milieux où le discours hygiéno-sanitaire a fait du vin une sorte d'alicament (boissicament?), j'en consommerais davantage car mon corps me le dit. Le jus de raisin fermenté assagi par le temps, c'est meilleur pour ma santé. En tout cas, je trouve ça plus digeste.



Venons-en justement à mes deux cougars catalanes d'hier soir. La première tombe même dans la catégorie "mature". Millésime 1975. Trente-neuf ans, pour une femme, c'est presqu'encore l'adolescence, mais pour un vin, méditerranéen de surcroît, on commence à attaquer le grand âge.
Beaucoup d'allant, pourtant, au nez, malgré ce parfum de vieille église, de vieux bancs, une pointe de lavande. Quelques rides au coin des yeux, mais tellement moins usé que tant de jeunettes éventées, oxydées. En bouche, c'est dynamique, profond, élégant. Seule la finale peut-être, un rien métallique trahit le poids des années. Ouverte trop tôt?


La Cartoixa Scala Dei, c'est LE domaine ancien du Priorat. Et ce 75, un témoin de la préhistoire d'une appellation qui avait disparu des écrans*.
Scala Dei, en 1975, c'est du grenache noir, avec une pointe de carignan (10%). Pour la vinification et l'élevage, on ne sait pas trop, préhistoire, on vous dit! Sûrement de gros contenants de bois et de ciment. C'est franchement un excellent vin de table, qui me rappelle de vieux flacons de la même époque goûtés en Haut-Minervois, à Trausse.
Tout ce qu'on peut reprocher à ce vin, c'est d'être à l'origine d'un malentendu: en le goûtant, certains se sont dit qu'ils avaient trouvé un terroir pour créer de futurs "grands vins". Et, plutôt que se s'inspirer du savoir-faire de Scala Dei, ont relancé l'appellation sur de "nouvelles bases", en plantant du cabernet, du merlot et de la syrah à la place du grenache et du carignan**, en enterrant au passage les vins dans des cercueils de bois neuf. Gigi l'Americano…


À côté, la seconde Catalane fait figure de jeunette. 1992. On est presque dans le même secteur que Scala Dei, face à du grenache aussi***, cultivé dans la zone qui encercle le Priorat, le Montsant. À lépoque, cette zone n'a pas encore obtenu de Denominación de origen (elle ne viendra qu'en 2002), nous somme donc en DO Tarragone, avec indication Falset****.
Aubacs i Solans 92 est peut-être un peu moins fin que Scala Dei 75. Ça se discute. Mais quel fruit! Quelle énergie! La cougar de basse extraction***** a envie d'en découdre. La bouche est toujours bien pleine, soyeuse, un peu plus variétale, sur la fraise mûre, rehaussée de fumée de Hoyo de Monterrey. Quelle éclatante jeunesse! Le plus drôle, c'est qu'il s'agit d'une bouteille sauvée de la poubelle: trouvée à Sitges, elle traînait au milieu d'autres, en plein soleil, jetées par un négligent, peut-être un buveur d'étiquettes, qui n'en avait pas su en percevoir la valeur. À la fosse commune…


Comme pour sa proche voisine du Priorat, cette garnatxa ne fait pas mystère d'une des raisons qui lui ont permis d'arriver aussi fringante jusqu'à nous. Concentration (mais pas sur-extraction), équilibre, boisé discret voire inexistant, belle maturité puisqu'on affiche au moins 14% vol. au compteur. Pas de mystère, pour construire un vin de garde, il faut des raisins mûrs.
En tout cas, quel bonheur! Quel bonheur au bout compte, après toutes ces années, quand le discours s'étoffe, s'affine, que l'on quitte les babillements, les cris infantiles, les vitupérations boutonneuses. Quel bonheur que ces bouteilles qui durent, ces bouteilles qui construisent le patrimoine du vin.
Je sais que l'époque ne leur est pas propice. On préfère l'argent rapide, le flux tendu, le petit coup vite-fait. Il faut vendre vite, consommer jeune des starlettes qu'on ne verra pas vieillir. Nombreux sont ceux qui sortent leur calculette quand ils entendent le mot "cave". Pourtant, sans âge, sans recul, peu ou plus de terroir, place au vin-Caca-Cola, au vin lisse, à celui où l'on cherche en vain quelques touchantes rides d'expression. Fussent-elles celle d'une cougar spectaculaire.



* Ce 75 est le second millésime embouteillé et étiqueté DO Priorat.
** En fait (désolé Michel), le cépage historique du Priorat, c'est plutôt le grenache. Et comme ma l'a expliqué par exemple Alvaro Palacio, c'est la misère, après la Guerre Civile, qui a fait qu'on a préféré conserver, sur les quelques hectares que comptait le vignoble, le carignan, plus rustique, moins délicat, moins sensible à la coulure.
*** C'est d'ailleurs le souvenir du style de ce grenache prioratin qui m'a permis de reconnaître Scala Dei 75.
**** La capitale du Priorat.
***** Comme souvent en Priorat/Montsant, "pays de cuves à roulettes", l'origine de ce jus n'est pas évidente à retrouver, issu du négoce ou d'une petite coopérative agricole.


Commentaires

  1. Ah ! Escaladei, sa chartreuse de Santa Maria et ses vielles vignes au pied des rocheuses ...

    RépondreSupprimer
  2. Le Priorat. La gueule du terroir ! Lino Ventura mal luné.

    Concernant les vin-fanticides, ceux qui me choquent le plus sont les bouteilles de grands Bourgogne de trois ans et moins qui sont montrées ouvertes à la face de la toile.
    J'ai du mal à concevoir le plaisir ressenti et surtout celui qui est manqué faute de patience.
    Quand une région est capable de produire des vins de garde, quel dommage de les consommer à peine mis en bouteilles.
    Le superbe Grand Cru de Chablis "Les Clos" 1959 que j'ai eu a chance de partager m'en a convaincu.
    Comme le magnifique Chinon 1978 que sa propriétaire n'osait ouvrir, persuadée qu'il n'était bon que pour l'évier que tu cites souvent.
    La patience semble une denrée de plus en plus rare.
    Ne parlons pas des achats en primeurs de Grands Crus Classés de Bordeaux qu'un continent boit au goulot sur les quais de déchargement parce-que c'est la nouvelle mode pour montrer que d'aucun a du fric.
    Parfois, le producteur doit avoir le cœur bien accroché quand il voit ce que devient le fruit de son travail.

    RépondreSupprimer
  3. Belle déclaration pro-cougar !
    En plus, votre article est plein d'humour.
    Bravo !

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés