Sujet-Verbe-Compliment.


Je me souviens d'une époque pas si lointaine où, quand on était journaliste, on n'avait que mépris pour les lèche-bottes. Ces plumitifs de complaisance, considérés comme des handicapés moteurs du sens critique, exerçaient leur (petit) métier dans de nombreuses spécialités. Il s'en trouvait bien sûr dans la Presse normale, généraliste, la langue usée par les Richelieu du ministre,  meurtrie par les Derby du préfet, rapée par les mocassins du sénateur-maire. C'était souvent pire chez les journalistes sportifs, dont la menteuse finissait déchirée par les crampons de l'entraîneur de foot local. Et je ne vous parle pas de ceux qui officiaient dans les rubriques gastronomie, tourisme, beauté, ceux-là de lèche-bottes risquaient carrément l'ablation.
Loin de la langue agile de ces brebis galeuses, il arrivait toutefois, même aux plus vertueux, de faire une légère entorse à la déontologie, d'accepter des ménages: l'animation d'une conférence, la rédaction d'un publi-reportage. Mais dans ce dernier cas, les choses étaient claires, une mention légale (publi-reportage, publi-information, communiqué) l'indiquait sur la publication concernée. D'ailleurs, le plus souvent, pour ce genre d'acrobaties, le journaliste ne signait pas de son nom et s'inventait un pseudonyme*.


Il faut croire que le mélange des genres est devenu la norme. À cause de l'arrivée d'Internet disent les vieux, je n'en suis pas convaincu à 100%; je crois que la décadence de la Presse (débutée avant l'arrivée du Web), qui ne paye plus ceux qui travaillent pour elle, en est la raison majeure.
Avec cette nouvelle norme, surgissent parfois des propos qui vous mettent mal à l'aise comme ceux de cette blogueuse-mode il y a quelques jours. En la lisant, on comprend bien que le problème pour elle n'est pas de se vendre, de prostituer ses écrits mais le prix auquel on le fait. Bref, ce ne sont pas les putes qui manquent, c'est l'argent…
Vous me direz que ce n'est pas grand chose, un petit blog dans l'immensité de la Toile. Peut-être. Pourtant, là où l'on se dit que les temps ont changé, c'est quand on lit un article comme celui d'Harpers cet après-midi: "un panel d'experts a analysé l'avenir du rôle des blogueurs-vin". Là, ça ne rigole plus!


Vous avez le texte en lien, dont je ne vais pas vous l'infliger deux fois, mais si je le résume, on nous explique donc que pour ne pas disparaître (comme les dinosaures), les blogueurs doivent "se professionnaliser". Et en fait, "se professionnaliser", dans le langage des experts, ça signifie être bien polis, faire là où on leur dit, et arrêter d'emmerder un Mondovino qui se portait très bien avant eux, quand des journalistes à la botte relayaient sans poser de questions les légendes commerciales qui consolidait l'ordre établi.
À la décharge des experts, un Public Relation**, une attachée de Presse, et une media consultant, tous formatés par la guilde pinardière londonienne, ils s'exprimaient depuis un endroit, Montreux, où, ces jours-ci, on trouve au mètre carré une des plus impressionnantes concentrations au Monde de lèche-culs, un jamboree des caniches. Ils participent en effet à la Digital Wine Communications Conference***, une réunion internationale de pique-assiettes, d'opportunistes, de communicants déguisés en influenceurs et de blogueurs qui n'écrivent pas. Ils étaient dans l'ambiance, quoi.
J'ai donc bien retenu la leçon, pour être un blogueur d'avenir, il me faudra désormais mettre de l'eau dans mon vin, ressembler un peu plus à ce lèches-bottes qu'on m'a tant appris à mépriser, utiliser davantage le "sujet-verbe-compliment" qui est soit-disant la règle désormais.


Cette étrange conception de l'information, pour le moins révérencieuse, à côté de laquelle Léon Zitrone ou David Pujadas passeraient pour de dangereux anarchistes, ne semble pas d'ailleurs s'appliquer qu'au Mondovino. J'ai pris une autre "leçon de journalisme" aujourd'hui, solide, cette fois, liée au Mondogastro.
Un des collaborateurs de l'organisateur de spectacle Omnivore, filiale du groupe GL Events, me reprochait mon "ironie" par rapport à cette jeune cuisine qu'il vénère et qui le fait vivre. Face à "un mouvement planétaire" me précisait-il, et à la dynamique, aux valeurs qu'il véhicule. Bref, moi le petit scribouillard, face à cette grande œuvre, je n'avais qu'à fermer ma gueule. Ou, j'imagine, me joindre au concert parisien du "sujet-verbe-compliment" sur Omnivore.
Très bien, nous revoilà dans le même schéma qu'avec les experts de Montreux. On lèche ou on s'écrase. Sauf que moi, je ne m'écrase pas.


Parce que ce "mouvement planétaire", à part des exhibitions comme sait en organiser le groupe GL Events dans pas mal de secteurs d'activité, c'est quoi? Omnivore existe depuis dix ans, et qu'est-ce qui a changé dans la gastronomie française depuis dix ans? Qu'est ce qui a changé en mieux, à part des chefs qui passent plus longtemps devant leur miroir qu'en cuisine?
Les filières se sont raccourcies? Les restaurateurs ont arrêté de se servir en grande distribution ou dans les usines? On mange de meilleurs produits, plus sains? L'agriculture industrielle a reculé, au profit des petits producteurs?
Rien de tout cela, évidemment. Vous voulez voir des chiffres? Les trois principaux livreurs de surgelés et de cuisine moderne, Davigel-Nestlé, Brake et Transgourmet revendiquent désormais 174000 clients en France, c'est-à-dire autant qu'il y a de restaurants dans ce pays. Et je vous fais grâce du pousse-caddie, de Métro et de Promocash… Et depuis dix ans, depuis le lancement du fameux "mouvement planétaire", leur chiffre d'affaires n'a fait que croître. Beau résultat, belle dynamique!
Il est vrai que les amis de la "jeune cuisine", qui ont pris de la bouteille, ont de drôle de fréquentations, de drôles de partenaires. Et, en tant que pros de l'évènementiel, c'est même le cœur de leur business. Tous les gros de l'agro-alimentaire sont là, sûrement pour rendre encore plus "nature", plus "ébouriffant", plus "engagé, le "mouvement planétaire".
Pour le plaisir, je vous en ai juste sélectionné un, de partenaire, entre Unilever, les glaces Mövenpick (Nestlé) et les eaux minérales du Groupe Danone. Un petit comme ça en passant, parce  que je trouve frais, amusant, porteur de valeurs. De "jeunes" tomates, cultivées dans un "jeune" jardin (hors sol, en hydroponie), présentées évidemment lors du dernier Salon Omnivore.



Je sais qu'on va m'expliquer que je n'y comprends rien, que ces "jeunes" tomates d'usines sont là pour soutenir en secret le "mouvement planétaire", la grande œuvre… 
Bon, assez rigolé. Évacuons cette casuistique à deux balles, il va de soi que si l'on veut conserver un minimum d'intégrité et donc de crédibilité, si l'on défend un minimum de valeurs, on ne peut pas bouffer à tous les râteliers. Et se compromettre ainsi. Défendre la gastronomie, fut-elle d'école de Commerce, et cautionner ce genre d'agriculture est impossible.
Alors, pour en revenir aux leçons de journalisme, il est évident que face à de dérangeantes réalités de ce genre, moins "d'ironie", plus de "professionnalisme", feraient l'affaire. Une information plus plane, linéaire, huilée comme le tapis-roulant d'une caisse de supermarché. Ce serait chouette, oui, tellement plus positif. Ça favoriserait le progrès, "pour le bien de tous". Malheureusement, pour informer, il ne faut pas que des langues qui lèchent, il faut aussi ce que les experts vont qualifier de "langues de putes". Des langues libres, qui connaissent autre chose que le sujet-verbe-compliment.




* De mes pseudos, il y en a un qui me fait toujours rire, je le dois à mon copain Ulrich Lebeuf. Ce n'était pas d'ailleurs pour un publi-reportage mais pour un vrai reportage, un texte et une série de clichés pour Gault-Millau. Ulrich m'avait dit, "le mieux, c'est de faire comme dans le porno: un prénom italien, et un nom américain". Allez, va pour Roberto Russell…
** Je pense là à Robert Joseph, commentateur des choses du vin, négociant de vin du Languedoc, cheval de Troie d'un certain progrès vinicole à l'anglo-saxonne, mais qui a parfois du mal à voir arriver le changement. Comme, par exemple (excuse-moi, Robert, mais encore une fois tu t'y es mis tout seul), dans la malheureuse affaire Pancho Campo / Jay Miller qui a considérablement affecté l'image de Robert Parker, où il était de l'ultime poche de résistance, de ceux qui se refusaient à voir la sale vérité en face.
*** Digital Wine Communications Conference organisée par un ancien collaborateur et admirateur du Pancho Campo dont on parle ci-dessus.



Commentaires

  1. J'ai participé à l'une des premières DWCC (Vérone) et il est vrai que déjà les sponsors en tous genres y allaient de leurs prestations pour séduire quelques blogueurs. On devinait sans mal que certains essayaient de monnayer leur prose (parfois bien pauvre) pour dire du bien de tel ou tel produit. Cela est désormais courant dans "les blogs de filles" comme on dit où l'on "teste" positivement les produits de beauté, les gadgets culinaires, les couches pour bébé, les boissons, les jouets, que sais-je encore... Ces blogueurs à la petite semaine qui usurpent parfois du titre de journaliste n'ont pas grand chose dans le citron. Bien qu'ils ne représentent qu'un pauvre lectorat (au mieux quelques centaines par blog, rarement quelques milliers), il est vrai que vu leur nombre, cela représente une forte audience pour les nouveaux communicants de la toile.

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    1. patheticas patheticatis et omnia patheticas...si je puis me permettre cette transgression. Je disais justement à Vincent en off qu'il doit y avoir un paquet de monde qui s'ennuie pour qu'autant de pseudo-blogs existent. Il devrait y avoir un numerus clausus...

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    2. Quand on voit le salon des blogs culinaires de Soisson est sponsorisé par Lidl, on a tout compris..

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    3. C'est le même (mauvais?) esprit…

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