La psychologie du bougnat.


À quoi ça pense un marchand de vin? Qu'est-ce qu'il a dans la tête, un caviste? Ça a une âme, un bistrotier? Ce ne sont pas des questions rhétoriques, je me les pose vraiment, à une époque où l'on n'arrête pas de voir fleurir au détour de nos rues des boutiques aux vitrines remplies de bouteilles. Un peu à contre-courant, pourrait-on penser, alors que ce cancer social qu'est la grande distribution n'arrête pas de grignoter des parts de marché, pinardières notamment. À cet égard, et tant pis si certains croient que je transforme ce blog en tribune du CIDUNATI, il serait temps qu'un oncologue se penche là-dessus, même si les métastases sont innombrables en amont (industrie, agriculture) comme à l'aval (destruction des centre-villes, convivialité urbaine…). Je forme en tout cas le vœu que les hommes "normaux" qui vont nous gouvernent aient la lucidité, enfin, de trouver cette situation anormale. Vœu pieu?


Oui, à ma grande surprise, j'entends beaucoup parler d'ouvertures de caves à vin. Vous me direz qu'en période de crise, c'est assez normal, on rogne sur les grosses dépenses, les bagnoles, les voyages, l'immobilier et on investit massivement dans le plus naturel des antidépresseurs. Pas faux, de nombreux vignerons adeptes du bon rapport qualité/prix me le confirment. N'empêche que, malheureusement, j'entends également parler de cavistes qui mettent la clé sous la porte. Remarquez, pour quelques uns d'entre eux, c'est assez mérité. L'autre jour, par exemple, à l'occasion d'un reportage à Albi, on m'envoie chez un loustic qui venait d'ouvrir sa luxueuse échoppe, rue de l'Hôtel-de-Ville; il ne m'a pas fallu longtemps pour me rendre compte que le gazier devait, le mois précédent, tenir une sandwicherie et que sa reconversion dans la fringue ou la téléphonie mobile semblait tout aussi appropriée qu'imminente…


Parce que marchand de vin, c'est un métier. Un "vrai" métier. J'y pensais l'autre jour en rendant visite à un de mes copains, Philippe Lagarde, au Tire-Bouchon, à Toulouse. Je le connais depuis ses débuts, dans les années 90 et, je l'ai vu, justement, apprendre ce métier. Changer, évoluer, passer d'une mode à une autre, se tromper parfois, puis comprendre que la mode n'est que vanité. Finalement, il n'y a que pour la confection qu'il y sacrifie encore, à la mode! Jeune, il a eu son époque tout-Languedoc, puis tout-Nature, il sait maintenant que l'essentiel c'est, plus que de lui imposer son propre goût (du moment?), de faire plaisir au client. Il me répondra qu'il l'a toujours su, je lui répliquerai que je l'ai connu davantage doctrinaire, qu'il s'est affiné. Et tant mieux!
J'avoue que, depuis longtemps, j'en ai un peu marre des chapelles, des querelles de clocher et des buveurs d'étiquettes. Ce qu'on veut, c'est du vin, simplement du vin, "real wine*" pour reprendre le terme des corbiérencs Paul Old et Hugo Stewart. Du vin qui ne cherche pas nécessairement à se conformer à une école ou à une religion mais qui nous parle tranquillement de terroir, de raisin, d'hommes. Qui ait autre chose à nous raconter que des artifices, des gimmicks (volontaires ou non) qui, comme le diable, ont mille visages, du goût de planche à la piqûre acétique, de l'hyper-technologie aux arômes de poulailler, de l'acétate d'isoamyle à la pomme blette, de la carbo** envahissante à la sucrosité écœurante. Bref, on demande au marchand de vin qu'il oublie un peu la surface des choses, qu'il aille un peu plus en profondeur, qu'il s'intéresse enfin à notre plaisir, égoïste et égotique.


En regardant travailler Philippe Lagarde l'autre jour, je me suis dit que, avant les biceps pour porter les caisses, la première qualité du bougnat (je réunis sous ce vocable cavistes, bistrotiers, sommeliers, etc…), c'était la psychologie. Évidemment, il joue sur du velours avec sa clientèle d'habitués rameutés sûrement par la colonne de la Place Dupuy. Il sait que la dame qui ressemble à Eva Joly adore le gaillac de Causse-Marines, que ce monsieur élégant lui demande un bordeaux léger pour ne pas dire une bouteille à moins de cinq euros, que ce fils de notable déguisé en rasta se damnera pour La Sorga tant qu'il ne saura pas que c'est du négoce et que j'ai envie d'envie d'un cahors, d'un madiran ou d'un marmandais parce que je suis à Toulouse… Écouter le client, sans en rajouter, vite fait bien fait. Se méfier toutefois des apparences, même si les statistiques vestimentaires (Birkenstock ou Crockett & Jones?) ont une marge d'erreur inférieure à celle des instituts de sondage.
Attention, faire plaisir au client, ça ne signifie pas "perdre son âme". Ça veut juste dire arrêter d'ânonner les diktats et les conventions du moment, comme d'autres, illuminés, les versets, sourates, parashas. En matière de vin et de goût, les saintes Écritures sont en nous et le caviste doit être, à mon sens, un confesseur plus qu'un directeur de conscience. Priorité à la liberté de penser! C'est ainsi qu'au Tire-Bouchon, en fouillant un peu***, on trouve de vraies merveilles dont la liste sera consultable sur le Web à l'horizon 2035… Internet, val pas res****!


Philippe Lagarde est le type même de ces cavistes indispensables, qui donnent des couleurs à un quartier, qui créent de la vie. Et je vous assure que dans cette ville de Toulouse que j'aime mais que je ne sens pas au mieux de sa forme, on a besoin d'oasis de ce genre. Parce que le bonhomme fait marchand, évidemment, mais comme le veut la nouvelle tradition, il vous sert aussi à manger, au déjeuner. C'est d'ailleurs tellement bon qu'on ne se croirait pas au restaurant! Il n'y est pour rien, tout le mérite en revient à son épouse, Laurence; dans un réduit aussi grand qu'un atelier du Sentier, elle se réfugie, timide mais déterminée, pour inventer une cuisine de tous les jours qu'on aimerait bien manger tous les jours, surtout quand comme moi on vit "au pays des meilleurs chefs du Monde"… Une cuisine de bistrot qui sous ses nappes vichy cache des escarpins Louboutin. Ce n'est pas compliqué, moi, à Toulouse, le midi, c'est chez elle ou chez Chabrier, "l'homme au sourire de tueur de cochon" de la Rôtisserie des Carmes


Une cantine trois étoiles et quasiment une MJC, ce Tire-Bouchon, je vous assure! Car, tant qu'à faire dans l'animation de quartier, Philippe Lagarde organise également des apéritifs improvisés, tellement réussis qu'on en oublierait presque de dîner. Mélange de gens, mélange de genres, fâcheries et rabibochages, toujours un mot plus haut que l'autre, sans excès de modération et en refaisant le Monde, c'est là de temps à autre que se donne rendez-vous un des villages de Toulouse. Une cellule psychologique comme une autre dans cette cité qui, à moins se griser, ne semble plus voir la vie en rose, une cellule psychologique qui en vaut bien d'autres.



* "real wine", je n'ose pas le traduire, parce qu'après mon "vrai métier" quelques lignes au dessus, je vais me retrouver sur une "vraie" affiche à moustache des années 40 façon Photoshop CS5.
** macération carbonique, pour les profanes, à laquelle on reproche (mais pas toujours) une simplification des vins.
*** le lieu n'est pas grand et le système de classement du taulier repose sur des intégrales mises au point, dit-on, par le mathématicien toulousain Pierre de Fermat.
**** ça ne vaut rien, en patois.


Commentaires

  1. Merci Vincent pour ce billet qui reflète exactement le nature de ce commerce et les qualités des Lagarde. Je ne fréquente hélas plus beaucoup ce lieu et je le regrette (complet, parking, moins de temps dans Toulouse, déjeuner de travail avec des clients pas sur mesure sur ce genre, habitudes différentes). Bref, comme toi, j'ai connu il y longtemps le tire-bouchon et ai découvert certaines des facettes. Ce Lotois aux allures de Dandy boursier, cache sous des airs timides, une force de conviction et de passion. J'y ai connu le tout Languedoc, l'arrivée des Gramenon et autres natures, bref une évolution constante d'un homme affable et intelligent. Quel plaisir de déjeuner entre les bouteilles, les cartons et certains habitués dont cet écrivain que l'on aperçoit (me semble-t-il) sur ta photo et que dire de la maîtresse de maison tout en discrétion élégante à l'image de sa cuisine d'amatrice très professionnelle...Si la Place Dupuy a repris une partition conviviale et sociale elle le doit en partie à ces deux choristes qui nous jouent avec émotion et sincérité la symphonie de la soif et la faim.

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    1. C'est bien Laurence Lagarde qu'on entrevoit, sa timidité lui fait fuir les projecteurs et les objectifs…

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  2. Alain Leygnier16 mai 2012 à 07:28

    Pierre de Fermat n'était pas toulousain (il aurait mérité de l'être) mais natif de Beaumont-de-Lomagne, bastide fameuse pour son ail blanc et son unique restaurant, le Commerce, dont l'accueil et la cuisine méritent une fuite salvatrice. La statue de Pierre de Fermat se dresse face à la mairie, sur son socle sont gravés des commentaires élogieux de Leibnitz et de Laplace.

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    1. Merci cher Alain, je suis désolé de cet excès de toulousianisme. Honte sur moi. Et vive l'ail!
      En plus du billet de l'autre jour qui laisse apparaître mon tropisme "lautréquien", la population de Beaumont-de-Lomagne va vraiment m'en vouloir! http://ideesliquidesetsolides.blogspot.com.es/2012/05/je-me-drogue-et-ca-me-fait-du-bien.html

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