Le restaurant de ceux qui aiment manger.


Barcelone est un port. De ceux où l'on va regarder les bateaux, les beaux, long et élancés comme ce sublime Athena hollandais dont les trois-mâts viennent donner de la hauteur au grand bassin, face au passeig Joan de Borbó. Les beaux et les moins beaux, d'ailleurs, telles les cages-à-lapins flottantes de "la croisière s'amuse" qui accostent au sud de Colón. Mais un port, un vrai, ça n'a pas qu'un rôle de plaisance ou des envies de pêche. Si l'on pousse au dela de Montjuïc commence cette vaste zone commerciale ou des dizaines de milliers de containers bigarrés brûlent comme un immense Lego explosé sous le soleil catalan. C'est la Zona Franca. Avec sa partie portuaire, ses grues et ses camions, cette fourmilière. Et puis les alentours, au delà des restanques du cimetière, quartiers interlopes, qui sentent la drogue, les entrepôts, que tentent fréquemment de ranimer de grands projets immobiliers aux contours incertains.


Je ne crois pas avoir jamais croisé un touriste Zona Franca. Ou alors c'est qu'il sera sorti par erreur de l'autoroute comme dans un mauvais film américain, soudain transporté dans un autre espace-temps que celui de ses vacances, loin du confort climatisé. À moins qu'il ait eu l'idée saugrenue de chercher un raccourci improbable vers le Parc des expositions, la Fira, ou pire vers IKÉA, le rouleau-compresseur des intérieurs populaires.
Pourtant, à deux pas de là, en haut du passeig de la Zona Franca, il me semble bien avoir fait un des plus jolis repas que m'ait offerts Barcelone.


La Granja Elena, c'est d'abord un accueil. Plus qu'un sourire, un accueil. Un peu comme si on attendait que vous, comme on attend tous les habitués qui viennent se perdre dans ce quartier excentré pour sacrifier au culte de la bonne chère. Les gourmands de mots noteront au passage, que la chère, avant d'être la nourriture est d'abord ce visage, celui de l'hôtesse accueillante, à sa porte, Patricia, celle qui va vous traiter, faire de vous un privilégié. 


Au bord de ce boulevard hostile, une fois la porte poussée, à la Granja Elena, on est bien, rassuré, à l'abri. On sait qu'on va s'occuper de vous, que la fête va commencer. 
D'abord, les autres clients ont l'air sympa. Pas du genre à se regarder l'épilation des sourcils dans les miroirs, je le répète, il y a des sérieux dans la salle, des amoureux, pas des poseurs ou des minets du foodisme. Dans la vie, ils ont l'air de rigoler, mais pas avec la bouffe! On les dirait échappés d'un vieux polar de Montálban.


Et puis ensuite, vous sautent à la gueule toutes ces bouteilles, ou ces magnums, posés un peu partout. Parce qu'il y a la carte des vins (et ses dizaines de prix dérisoires qui font honte à la restauration française), mais il y a toutes ces cuvées du moment qui déclenchent de façon pavlovienne des soifs inextinguibles. Ici, on ne rigole pas avec le solide, mais on ne plaisante pas non plus avec le liquide! Avec beaucoup de liberté d'ailleurs, loin des catalogues de distributeurs, sans esprit de chapelle. Juste pour se faire plaisir.



Vous êtes bien installés, les olives sont délicieuses et voici qu'arrive la carte. Du solide on vous dit! De la nourriture vraie, du produit, sans souci d'apparence. Allez, on ne va pas se la raconter. Lisez!


Soyez modestes, prenez les croquettes de pauvres, à base de carn d'olla, de viande de pot-au-feu dirait-on en France. Et laissez-vous fondre.


Surfez sur la saison, et tombez amoureux des minuscules févettes, petits pois (lacrimas pas des gros durs) et tripes de morue.


Et en plat, soyez économe, rappelez-vous la crise, respectez la bête de la tête aux pieds, et plus encore les cuisiniers qui sur cinq plats de viande en offrent deux de tripes!
févettes, petits pois, tripes de morue: cap i pota barcelonais Vs tripes à l'asturienne, sublimes tripes à l'asturienne, rehaussées d'un piment noble plus parfumé que piquant.


"¿Inventar? Inventar que? Porque inventar?" me lance Borja Sierra, le chef de la maison, un savant. Oui, pourquoi, faire semblant, jouer l'artiste-factice? Pourquoi, au mépris de son héritage familial, comme tant d'autres ici ou ailleurs, sacrifierait-il à la cuisine-spectacle? Celle où la forme a depuis longtemps enterré le fond, celle où le goût (son absence?) noyé sous les fleurettes et la chimie lourde ne fait plus figure que d'accessoire.


Inutile d'enfoncer le clou, ce restaurant, un des plus purs, un des plus sains, un des plus nature de la Barcelone, c'est juste celui de ceux qui aiment manger**. Pour de vrai. Et qui pour ça n'hésitent pas à aller se perdre du côté de la Zona Franca.
Si vous n'aimez pas, ce n'est pas très grave, il existe des centaines d'autres lieux, taillés sur mesure pour les amateurs soit-disant distingués de mariconadas, pour tous les guiris éduqués au Caca-Cola, filez à Disfrutar, Tickets, au Celler de Can Roca***. Moi, j'ai trouvé mon bonheur, un paradis. Au numéro 228 du passeig de la Zona Franca.




* Au rayon liquides, même l'eau (ci-dessous) est géniale, suivant un système de filtration identique à celui que je vous avais décrit ici. Formidablement légère et écologique. Le Diable se loge dans les détails…
** Pensez à réserver. À la Granja Elena, ouverte uniquement au petit-déjeuner (viril) et au déjeuner, les prix sont doux mais les places sont chères.
*** Ce lieu n'est pas sans évoquer El Celler d'avant le déménagement et la chimie.





Commentaires

  1. Merci, Vincent. Je montre ça demain à Elena, la responsable technique du château Corconnac qui m'héberge pour les primeurs (le château, pas Elena). Au passage, son château les Ormes est très réussi en 2015. Et il se pourrait bien que je goûte du pétillant naturel géorgien vinifié en amphore...

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    1. Ben oui, La Granja Elena est un des classiques de la ville depuis pas mal de temps. Vingt ou vint-cinq ans. La Zona Franca n'est pas le XVIe., c'est évdent, mais la densité d'entreprises demandait, déjà à l'époque, un lieu digne pour que les patrons d'abord et les quadres ensuite puissent y manger seuls ou très bien accompagnés.

      Content que tu aies déniché ce petit trésor.

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  2. Toujours vivant. Le blanc à bulles géorgien est assez rock'n'roll. Mais très buvable. En revanche, le rosé n'a rien à envier aux jolis pétillants naturels ligériens qui m'ont régalé par le passé. Le fruit du travail d'un jurassien et d'un breton expatriés est donc remarquable.

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  3. J'ai déjeuné aujourd'hui chez la Granja Elena; c'est un poil loin de mon domicile mais ça valait amplement le déplacement. J'y retournerai avec joie surtout pour les tripes que j'affectionne et qui sont cuisinés parfaitement.

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